v. Du théâtre épique au théâtre-concert. Changement de statut de la musique.

La rupture avec le théâtre épique pourrait sembler contredite par l’éclatement de la narration, par le principe de détournement de chacun des Dix Commandements, qui préside à chaque « composition », ou encore par l’utilisation qui est faite de la musique. Mais c’est précisément sur ce point que se situe la différence radicale entre les deux esthétiques : Le théâtre épique articulait narration, action et commentaires, textes et chansons, comme des temps distincts et complémentaires, créant le spectacle comme un système à plusieurs niveaux, complexe mais cohérent, au-delà (et du fait) des contradictions au sein de chaque niveau, et entre les différents niveaux. Tandis qu’à l’inverse, la coexistence au même moment du texte ironique, de la musique et du chant, exprime le chaos davantage qu’elle ne produit un discours critique sur ce chaos ou n’incite à le mettre à distance. Inspirée à Brecht par la vivacité des para-théâtres du début du siècle (le Bänkellied, le cabaret, le cirque, le théâtre de variétés) 364 , l’utilisation de la musique a permis la mise en œuvre d’une critique du théâtre bourgeois, en même temps qu’elle signe l’avènement d’un théâtre poétique :

‘« Cette introduction de la musique marqua une rupture avec les conventions dramatiques de l’époque : le drame s’est fait moins pesant, plus élégant en quelque sorte  […] La musique, en introduisant une certaine variété, constituait par sa seule présence une attaque contre l'atmosphère lourde et visqueuse des drames impressionnistes et la partialité des drames expressionnistes. Du même coup, elle a rendu possible une chose qui n’allait plus de soi : le "théâtre poétique."» 365

Progressivement, les songs vont s’imposer dans le cadre de l’esthétique épique de séparation des éléments du spectacle, et faire entendre des « réflexions et commentaires moralisants » 366 et l'effet de distanciation. Les songs jouent un rôle de rupture de l’action et de commentaire, et le song a pour fonction de susciter non pas l’émotion mais la réflexion. Il serait cependant faux d’opposer réflexion et émotion, car cette dernière n’est pas exclue, en tant qu’effet secondaire. Le principe du song ne repose donc pas tant sur une dichotomie que sur une hiérarchie entre le sens et les sens :

‘« En aucun cas … le chant ne surgit là où manquent les mots par suite de l’excès des sentiments. Il faut que le comédien non seulement chante, mais aussi montre quelqu’un qui chante. Il n’essaie pas tellement d’aller chercher le contenu affectif de son chant … débouche-t-il dans la mélodie, il faut que cela soit un événement ; pour le souligner, le comédien peut laisser nettement percer le plaisir qu’il prend lui-même à la mélodie. » 367

Le principe de hiérarchie s’explique par le fait que les songs servent l’objectif du théâtre épique, qui est de donner à comprendre le monde en vue de le transformer :

‘« Le théâtre épique s’intéresse avant tout au comportement des hommes les uns envers les autres, là où ce comportement présente une signification historico-sociale (là où il est typique.) Il fait ressortir des scènes dans lesquelles des hommes agissent de manière telle que le spectateur voit apparaître les lois qui régissent leur vie sociale. En même temps, le théâtre épique doit définir les procès sociaux dans une perspective pratique, c’est-à-dire fournir des définitions qui donnent les moyens d’intervenir sur ces procès. Son intérêt est donc éminemment axé sur la pratique. Le comportement humain est montré comme susceptible d’être transformé et l’homme comme dépendant de rapports politico-économiques dont il est capable d’assurer la transformation. » 368

On mesure donc l’écart entre la fonction des songs brechtiens et celle du théâtre-concert tel qu’il est manifeste dans la mise en scène par Galin Stoev et la compagnie Fraction de la pièce Oxygène, et qui, au-delà des différences formelles évidentes, mérite le même reproche que celui que Brecht faisait aux dramaturgies aristotéliciennes : Il s’agit d’un théâtre qui donne à voir un monde et des destins individuels immuables, inchangeables… Avec une nuance de taille, le fait que ce renouveau se fait sur les ruines du théâtre épique, jugé dépassé. Deux précisions s’imposent toutefois. D’une part, pour ce qui concerne la réception réelle de la musique, il importe de rappeler que l’auteur de L’Opéra de Quat’sous qui voulait exercer les « charmes » du spectacle bourgeois pour mieux les critiquer ensuite, a connu le même problème de réception lié à l’omniprésence de la musique associée à la volonté de faire un « spectacle-piège », le spectateur pouvant céder à la séduction sans voir la dénonciation dont l’auteur / metteur en scène la voulait chargée. 369 D’autre part, la réception réelle – et prolématique selon nous – du spectacle est conditionnée par le décalage entre la société russe et la société française, et par le fait que le metteur en scène, bulgare, n’a pas pris la mesure de ce décalage. Nous avons analysé ce spectacle dans la mesure où c’est le contresens qui explique en partie l’accueil dithyrambique qu’il a reçu en France, mais notre étude, qui manifeste l’importance considérable du contexte de réception d’un texte pour évaluer sa dimension politique, ne nous permet donc pas, en toute logique, de cerner la dimension politique du texte initial. Et c’est parce qu’elles nous paraissent poser des problèmes similaires, que nous ne focaliserons pas notre analyse sur les mises en scène des textes de Giannina Carbunariu, Biljana Srbljanovic ou encore sur les spectacles du Théâtre Libre de Minsk, tous artistes dont les œuvres ont été données en France, essentiellement au Studio-Théâtre d’Alfortville, dirigé par Christian Benedetti, entre 2004 et 2007. Ces deux nuances concernant la réception réelle étant apportées, il n’en demeure pas moins incontestable que la réception programmée par la composition du spectacle Oxygène vise par la musique à annihiler le sens critique du texte, et que ce dernier, par le maniement de l’ironie, ne maintient le projet critique qu’au second degré. Ce sens codé devient donc à la fois conditionnel – tous les spectateurs ne le comprennent pas – et radical, car le travail de sape s’en prend à la volonté même de faire une œuvre critique. C’est dans cette mesure qu’il importe de revenir en détails sur la définition d’un théâtre politique découplé de toute représentation cohérente et distanciée du monde.

Notes
364.

Jeanne Lorang, « Cirque, champ de foire, cabaret, ou de Wedekind à Piscator et à Brecht », in Du cirque au théâtre, Th20, L’Age d’Homme, Lausanne,1983, pp. 19-47.

365.

Bertolt Brecht, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », in Ecrits sur le théâtre, I, L'Arche, (1963) 1972, p. 454.

366.

Idem.

367.

Bertolt Brecht, « de la manière de chanter les songs », « Notes sur l’Opéra de quat’sous », in Ecrits sur le théâtre, tome 2, Paris, L’Arche, (1963), 1979, p. 319.

368.

Bertolt Brecht, « Sur l’emploi de la musique pour un théâtre épique », op. cit., p. 455.

369.

Bernard Dort, « La comédie bourgeoise », Lecture de Brecht, Paris, Pierres Vives, Seuil, 1960, pp. 72-74.