vi. La fin du théâtre comme hétérotopie politique.

L’interprétation caricaturale du théâtre épique comme théâtre à thèse incite donc à considérer à l’inverse la non-cohérence et la contradiction comme critères de validité du théâtre postpolitique contemporain. Le risque est alors d’aboutir à un théâtre qui, sous couvert de dénoncer, met sur la scène sans plus de commentaires une contradiction et la présente dans ce qu’elle peut avoir de fascinant ou d’attirant. Ainsi le personnage féminin d’Oxygène reproche au personnage masculin sa contradiction, et, à travers ce dialogue entre personnages fictifs, l’auteur livre ses propres doutes quant aux pouvoirs du théâtre à changer le monde :

‘ « Le mensonge, c’est que tu n’as jamais parlé aux Sacha de Serpoukhov, et que tu te fous, de comment ils vivent là-bas, et de qui ils tuent là-bas, mais tu vas raconter les larmes aux yeux, l’histoire d’une vie qui t’est étrangère. Tu vas souffrir, d’un problème qui, pour toi, n’existe tout simplement pas. Parce que, après ce genre de spectacle tu vas dans la boîte branchée Propaganda, alors que Sacha, dont tout à l’heure tu racontais l’histoire va, je suppose, aller se faire foutre ou pire. » 370

Certes, il n’est pas certain que le fait d’aller au théâtre suffise à changer le monde, le contraire est même relativement acquis. Cet argument suffit-il à justifier que l’on se contente de donner à voir ce monde sur la scène de théâtre, privant ce dernier de sa possible force d’alternative ? L’idée d’un lien entre théâtre et utopie est à la fois ancienne et complexe, aussi nous ne renverrons qu’aux réflexions qui informent directement la compréhension de l’évolution contemporaine du théâtre. A la fin des années 1960, se développe l’idée que le théâtre doit s’appréhender non comme utopie – concept dangereux parce qu’il nie potentiellement la réalité, et mensonger parce qu’il nie l’inscription du théâtre dans la cité – mais comme hétérotopie. Dans sa conférence intitulée « Des espaces autres », au Collège de France en 1967, Michel Foucault oppose précisément les utopies aux hétérotopies :

‘« Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1'espace réel de la société un rapport général d'analogie directe ou inversée. C'est la société elle-même perfectionnée ou c'est l'envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. » 371

Bien que le théâtre ne soit pas mentionné directement dans ses propos, les différents principes énumérés par Foucault semblent de prime abord en faire l’exemple-type de l’hétérotopie. 372 En effet « les hétérotopies prennent le plus souvent place dans une hétérochronie » (quatrième principe), elles « supposent toujours un système d'ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables […] et en général on n'accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin » (cinquième principe), et enfin les hétérotopies « ont, par rapport à l'espace restant, une fonction. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d'illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l'espace réel, tous les emplacements à l'intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Peut-être est-ce ce rôle qu'ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on se trouve maintenant privé. Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l'hétérotopie non pas d'illusion mais de compensation. » (sixième principe). Or le théâtre est bien ce lieu créateur d’un espace-temps précaire, à la fois partie intégrante et extérieur à l’espace social, doté d’une fonction spécifique, qui oscille entre dénonciation et compensation de l’espace-temps réel, entre illusion et représentation du réel. Mais l’évidence de l’assimilation du théâtre à l’hétérotopie se voit nuancée quand Foucault évoque entre hétérotopie et utopie « une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir » :

‘« Le miroir, après tout, c'est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d'ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une sorte d'effet en retour ; c'est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas.
À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l'autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument irréelle puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas. » 373

Le théâtre postpolitique rompt avec l’idée que le théâtre est à la fois une utopie et une hétérotopie, ou pour le dire avec Jean-Pierre Sarrazac une « enclave d’utopie au cœur du réel. Espace où rouvrir la réalité aux multiples chemins du possible. » 374 En tant que lieu où s’inventent des mondes imaginaires, en tant que lieu de représentation, le théâtre est une utopie. En tant qu’il réfère au monde réel par une médiation et en tant qu’il s’inscrit concrètement (sur le plan matériel, spatial, temporel) dans la vie de la Cité sur le mode de la présence-absence, de la parenthèse, il est une hétérotopie. Et le spectacle Oxygène récuse tout ensemble la dimension utopique et hétérotopique. De fait, si le personnage féminin critique implicitement la superficialité et l’indifférence de la Sacha moscovite et de son partenaire qui fréquente les boîtes de nuit, le spectacle recrée la situation propre à ce lieu, puisque la musique est par moment si forte qu’elle empêche d’entendre les paroles, et rend impossible parfois, accessoire souvent, l’accès aux propos – l’écrivain ayant par ailleurs fait le choix que la profondeur de ce contenu ne dépasse que rarement celle des discussions de boîte de nuit. S’il nous est apparu important d’analyser ce spectacle, et à travers lui les recours fréquents et souvent parallèles à la forme du théâtre-concert et à la rhétorique de l’ironie, c’est parce qu’ils emblématisent selon nous une évolution dans la manière de présenter le réel sur la scène mais aussi de penser la fonction politique du théâtre. Nous pensons notamment à l’utilisation de la musique qui en vient parfois à supplanter le rôle du texte, mais aussi à l’ambiguïté de formes qui se contentent de montrer, voire d’incarner avec complaisance ce qu’elles prétendent dénoncer. Nous pensons ici notamment au spectacle Big 3rd. Happy / end, de Superamas, présenté au Centre Georges Pompidou les 20 et 21 décembre 2006 dans le cadre de la 6ème édition du Festival 100 Dessus Dessous, intitulée « Vie privée / vie publique », un théâtre réalité. La compagnie dit vouloir « s’attache[r] à observer et à interroger notre condition dans un environnement technologique et marchand. … Montrer, c’est faire voir, exposer au regard. » 375 Et la critique valorise cette démarche qui consiste à montrer et non pas démontrer :

‘« Superamas s’emploie à montrer les procédés de construction d’une image. Montrer, mais surtout pas démontrer. […] Après une heure de plaisir non dissimulé à observer la beauté des danseuses, la maîtrise de la lumière et des transitions, quand le vide du propos commence à occuper tout l’espace et que l’ineptie du plaisir se présente à lui-même, c’est Derrida qui nous donnera la clé : « pourquoi s’attacher à démonter quelque chose qui est si bon ? » 376 ’ ‘« La tête d’affiche de 100 Dessus Dessous, c’est Superamas. Un groupe … venu de la danse et du théâtre, du cinéma, du son et de la lumière, un groupe qu’on ne voit guère ailleurs en France, bien qu’ils la représentent de l’Europe aux Etats)-Unis. Dans Big 3rd episode (happy/end), on retrouve leur marque de fabrique : ready-made issus de la culture populaire et références cinéphiliques ou philosophiques, mêlés à des scénarios résolument superficiels que des comédiens rejouent en boucle. Le but, ici, c’est de jouer le décalage, pour démonter les codes de ce bonheur obligatoire (succès, sociabilité, sexe…) qu’on s’échine à singer. En résumé, du divertissement qui ne demande qu’à faire réfléchir, pour peu qu’on se prête au jeu. » 377

Ce qui nous paraît matière à discussion dans le projet critique que vise le spectacle, c’est qu’en l’occurrence le divertissement est exactement le même que celui que l’on peut éprouver en regardant la télévision, et que la fascination qu'il exerce est aussi trouble. Il provient entre autres du fait de contempler des femmes – à la plastique parfaite et attirante – en dessous ou nues le plus souvent, sur talons aiguilles, dans des dialogues d’une absolue vacuité 378 ou dans une réplique des finales de « prime-time » de la Star Academy. Montrer une chose n’est pas démontrer, ni même « démonter », encore moins dénoncer. Parce qu’il est présenté sur la scène et accompagné de citations émanant d’autorités intellectuelles, le divertissement honteux à la télévision devient-il un divertissement noble et culturel ? Il est intéressant de noter que toute la responsabilité du projet critique incombe au spectateur. Dire que le spectacle est un « divertissement qui ne demande qu’à faire réfléchir » le spectateur, c’est dire qu’il ne le fait pas. Mais considérer qu’il ne s’agit pour le spectateur que d’activer un sens critique potentiel, programmé en germes par le spectacle, suppose que l’on évalue le spectacle à partir d’un sens caché. Car la partie visible, et bien visible, du spectacle c’est un divertissement qui affiche une certaine délectation à jouer le premier degré davantage qu’à suggérer le second. Le simple fait de jouer dans un lieu théâtral suffit-il donc à générer un potentiel critique supérieur à celui de la télévision, que l’on peut également regarder en exerçant son esprit critique ou en mettant à distance et en interrogeant ses propres sensations – ou pas ? La réception de ce type de spectacle par la critique paraît témoigner d’un relatif consensus au sein de l’institution culturelle. Ainsi, le spectacle de Superamas a reçu une critique unanime, et a fait figure de clou du festival 100 dessus dessous. De même, Nicole Gauthier a décidé de programmer Oxygène pendant un mois parce qu’elle estimait que « c’est ça la jeunesse d’aujourd’hui. » 379 Or, l’actuelle directrice du Théâtre de la Cité Internationale à Paris, ancienne conseillère technique de l’Office national de Diffusion Artistique (ONDA) - organisme para-ministériel chargé d’aider et de conseiller à la programmation des lieux - est réputée comme dénicheuse de talents. Elle a ainsi beaucoup aidé à la diffusion de Didier-Georges Gabily, Jean-Luc Lagarce ou de Rodrigo Garcia en France, et le Théâtre de la Cité Internationale joue un rôle considérable dans la carrière des spectacles et des compagnies, bien plus que ne le laisse supposer son rayonnement en tant que salle de spectacle. C’est en tant que « théâtre politique » du XXIe siècle que le spectacle Oxygène se revendique, et c’est ainsi qu’il est reçu, intégré et valorisé par l’institution théâtrale, parce que qu’il donne à voir des « instantanés saisissants de la vie du nouveau siècle, [le] portrait d’une génération en demandes d’explications. » 380 C’est également en tant qu’il est « générationnel » que le Théâtre de la Cité Internationale va ensuite programmer un autre spectacle écrit, mis en scène et interprété par des artistes trentenaires qui témoignent d’un même rapport ambivalent au politique et plus particulièrement au politique défini comme processus d’émancipation passant par une action politique collective.

Notes
370.

Oxygène, op. cit., pp. 65-66.

371.

Michel Foucault, Dits et écrits 1984 ,« Des espaces autres », conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49.

372.

Il mentionne « la fête ».

373.

Michel Foucault, Des espaces autres, op. cit.

374.

Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, 2000, p. 27.

375.

Dossier de presse du spectacle.

376.

Léa Lescure, « BIG 3 », du collectif Superamas. Reality show », in Mouvement.net, 14.12.2006. Consultable à l’adresse : http://www.mouvement.net/html/fiche.php?doc_to_load=11495

377.

Cathy Blisson, Télérama n°2970, 16 décembre 2006.

378.

La source d’inspiration de la scène au gymnase-club est d’ailleurs donnée dans le générique de fin du spectacle, il s’agit de la série Sex and the City.

379.

Nicole Gauthier, commentaire fait à la sortie de la représentation à La Ferme du Buisson à Noisiel le samedi 25 mars 2006. Elle a ensuite décidé de programmer le spectacle au Théâtre de la Cité Internationale en novembre 2006.

380.

Site du Théâtre de la Cité Internationale, novembre 2006.