iii. L’impossibilité de tout engagement politique.

Dans ce spectacle, la violence n’est cependant pas purement expiatoire et intransitive. L’une des fées met un masque de la statue de la liberté et prend l’une des 100 bouteilles de shampoing vertes – de marque et de forme différentes – qui jonchent le sol. Sur une musique rock poisseuse, elle s’en verse sur les yeux et dans la bouche, et tente ensuite de rester debout à mesure que le liquide blanc et gluant dégouline par terre et la déséquilibre, composant une danse saccadée qui symbolise avec force l’aveuglement réel et l’effondrement de l’idéal incarné par l’empire nord américain. Mais la séquence peut aussi bien dire la cécité volontaire des individus contemporains qui se bouchent les yeux face à un monde trop laid, trop incompréhensible. Ce qui se trouve au cœur de ce spectacle, c’est en définitive ce qui constitue selon nous la caractéristique fondamentale de ce théâtre postpolitique, qui dénonce et réaffirme du même mouvement l’impossibilité contemporaine de l’engagement politique. La scène se passe dans une salle de bain, et le spectacle laisse une large part à un élément à forte charge psychanalytique, l’eau. Elément de la régression par excellence, l’eau peut également évoquer la décomposition des chairs, et de fait l’atmosphère blafarde est renforcée par le carrelage blanc comme par l’éclairage, d’un vert artificiel qui accentue la pâleur fantasmagorique des deux « fées ». Couleurs froides et artificielles, omniprésence de l’eau, les synesthésies scéniques disent un univers symbolique hanté par la mort et la décomposition, bercé par la caresse mortifère de la voix chuchotée des comédiennes. L’irruption dans cette atmosphère d’un éclairage rouge qui éclaire une tirade enragée de l’une des fées constitue à soi seul une révolution. Et c’est ce qu’elle réclame, « il faut la révolution » 393 , « la seule attitude possible, c’est le mouvement ! » 394 Mais une révolution inversée, puisque, le poing levé, c’est un discours réactionnaire que brandit l’actrice comme un étendard, qui conspue les fonctionnaires et les immigrés, mais aussi et surtout la gauche, qu’il « faut purger de ses vieux démons moisis de ses relents marxistes qui sentent la chaussette pourrie. » 395 Antiphrase ? Bien sûr, le jeu de la comédienne pousse à cette interprétation, et aucun des acteurs n’adhère à ce discours, comme le laisse entendre la réponse compatissante et apaisante de l’autre fée :

‘« Donc, si je comprends bien tu t’efforces de penser ou, t’as entendu dire quelque part pour te rassurer que la seule attitude qui t’est possible c’est le mouvement…
Et tu le dis…
Et le reprends d’une... quelconque allocution de Chirac président ?… De Sarkozy président ?… De Le Pen président ? »   396
Notes
393.

Texte rajouté pour les représentations.

394.

Ronan Chéneau, Fées, op. cit.,p. 62.

395.

Ibid., p. 63.

396.

Ibid., p. 63.