ii. Démultiplication des filtres qui obscurcissent l’accès à la parole politique, et vacuité de la parole directe.

La seule parole directe - exceptées les onomatopées et les échos de la voix-off amplifiés par micro mais qui ne donnent à entendre que des bruits inarticulés - ce sont des chants sirupeux, celui des parents morts de l'amie, quand ils lui apparaissent, ou celui du parent de l'amie. Ce dernier personnage constitue l'unique relais des autres avec la sphère politique institutionnelle comme avec un discours critique sur le monde :

‘« Je l'avoue bien volontiers la politique ne me passionnait pas / mais un jour il y eut de petites élections / et un homme que nous connaissions un peu car il était un parent / éloigné de la famille de mon amie se proposa. / Il se rendait chez les gens / pour leur présenter ce qu'il appelait / ses intentions / au cas où il serait élu. / Nous étions très flattés / car c'était la première fois que nous risquions de connaître un / homme politique. / C'était vraiment quelqu'un d'extraordinaire / qui avait d'énormes talents que nous avions eu l'occasion / d'apprécier à maintes reprises. / Il avait un pouvoir d'animateur formidable / et c'était un vrai passionné. » 408

C'est en tant qu'il est tenu par un parent, en vertu des liens familiaux donc, que le discours politique est approché par des personnages a priori définis par leur écart à la politique - comme sphère, comme type de préoccupation, comme type de personnes, comme type de discours. Après l'accident à l'usine, le « parent » est le seul à tenir un discours d'interprétation globale de l'événement qui le sorte de la tragédie pure pour en faire un objet politique :

‘« Il nous apprit que / la catastrophe qui venait de se dérouler / pourrait être suivie d’une catastrophe encore bien plus grande. / Il n’était pas certain que l’usine puisse rouvrir un / Jour / Non / Pas certain. / Il se trouvait qu’en très haut lieu des personnages / qui ne connaissaient sans doute pas bien la vie / avaient décrété / que notre entreprise était devenue dangereuse… / Il se trouvait que d’autres individus encore plus mal intentionnés / Reprochaient également à cette entreprise / De produire des matières suspectes / Comme par exemple / Des matières permettant la fabrication / D’armes violentes / Et radicales. / Pardon mais / C’était vraiment faux ! / Nous n’avions tout de même pas inventé la guerre / La cruauté, la violence. / […] / Aujourd'hui ils ont tué quatre-vingt personnes / mais ils en nourrissent vingt mille aussi. / Voilà ce que disait le parent de mon amie. / Nous étions choqués. » 409

L'emploi du style indirect libre et de la première personne du pluriel laissent planer un doute quant à l'énonciateur de la tirade, et suggèrent un temps que ce sont la narratrice et les autres ouvriers de l'usine qui s'élèvent contre les arguments en faveur de la fermeture de l'usine, dans un procédé d'enchâssement de la parole. Seules les deux dernières phrases établissent avec certitude l'identité de l'énonciateur – le parent de l'amie – et renvoient les autres personnages à leur mutisme caractéristique, le rendant aussi choquant pour le spectateur que ces personnages sont choqués par l'événement. Et c'est parce qu'il interprète l'accident et le constitue en objet politique, et non en simple « catastrophe », que le parent propose ensuite de lutter contre ce qui paraît aux autres inéluctable : « Le parent de mon amie dit qu'il allait se battre. / Il en appelait à réunir toutes nos forces. / C'était un combat pour la vie. / Pour sauver la vie donc / sauver notre travail. » 410 A l'inverse de ce comportement, le comportement de l'amie de la narratrice, qui converse avec les morts et recherche des ressemblances entre les gens 411 , manifeste son besoin désespéré de trouver du sens et de la cohérence au monde dans lequel elle vit.

Notes
408.

Ibid, p. 26. Nous figurons le passage à la ligne par un slash.

409.

Ibid, p. 30.

410.

Ibid, p. 31. Ici encore, nous figurons le passage à la ligne par un slash.

411.

Ibid, pp. 15-16. Même chose.