iii. Mise à distance critique de l’aliénation des personnages, ou fable poétique ?

Le comportement des personnages, allié au procédé scénique de dissociation de la parole et des gestes, concourt donc en définitive à la description de personnages aliénés, et partant, incite à la construction d'une vision surplombante du spectateur. Mais, si l'attitude des personnages est mise à distance par la dramaturgie et l'écriture scénique tout ensemble, et présentée comme manifestation implicite d'une aliénation, la pièce et le spectacle manifestent le refus de dire le monde et de tenir un propos tranché comme l'incrédulité face au pouvoir de la lutte politique. D'une part, le personnage de l'homme politique échoue à faire changer les choses, c'est l'acte meurtrier de l'amie, et plus encore l'entrée en guerre de la France - bien que les personnages ne saisissent pas la hiérarchie des motifs, énième preuve de leur incompréhension du monde - qui remettent en question la fermeture de l'usine :

‘« On nous annonça / qu'après un temps qui serait même / le plus rapide possible / l'activité de l'entreprise Norscilor / allait reprendre./ Ce jour-là on s'autorisa à penser que l'acte de mon amie qui nous / avait tant choqués / cet acte abominable de tuer son enfant avait porté ses fruits. /Il avait bien permis, /[…] de résoudre la crise et ainsi sauver nos emplois. /Comment ne pas se réjouir ? / Ce jour-là, également, par le hasard de la vie, / nous avons appris par les informations / cet autre événement : / UNE VOIX DANS LA TELEVISION. " Cette nuit donc, il était 4 h 38 du matin, dix-neuf Mirages de notre armée ont décollé de la base de Verbon-sur-Cône… A 4 h 49, nos Mirages survolaient leurs objectifs ; et à 4 h 51 les premières bombes sortaient des appareils, faisaient leurs premiers dégâts… Sur le terrain l'on commençait à dénombrer alors les premières victimes…" » 412

D'autre part, dans la note liminaire, Joël Pommerat théorise le refus de la cohérence de la fable au profit de l'indécidabilité du sens, de l'imagination et du rêve :

‘« Dans Les Marchands, qui est une fable théâtrale, une histoire est racontée aux spectateurs de deux manières simultanément : la parole d’une narratrice (la seule retranscrite dans le texte ici publié) et une succession de scènes muettes mêlant les actions des différents personnages, dans différents lieux. L’écriture de cette pièce est donc constituée par l’ensemble de ces deux dimensions, qui ne seront réunies qu’à l’occasion des représentations du spectacle. Les scènes qui accompagnent, sur le plateau, le récit de la narratrice ne sont pas simplement illustratives. Elles complètent cette parole, ou la remettent aussi parfois en question. Cette parole n’est pas d’une simple objectivité, au contraire, et les faits exprimés en résonance avec elle viennent même la démentir nettement dans certains cas. Sa fiabilité n’est vraiment pas garantie. Il appartiendra au lecteur de ce livre de combler cette part encore floue pour lui grâce à l’imagination et de compléter ou même de rêver le sens de la fable. » 413

L'imagination qui prime sur la description du monde réel, et il s'agit pour le spectateur de rêver le sens d’une fable dont la fiabilité n’est pas garantie. Il y a un refus de donner une solution mais même une interprétation cohérente du réel, parce qu'il y a mise en doute de la notion même de réalité. On pourrait qualifier de brechtienne la démarche de J. Pommerat, selon la lecture qu'a fait Althusser de Brecht dans « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht. Notes pour un théâtre matérialiste » 414 , au sens où le spectacle construit une dialectique infinie du sens qui ne s'épuise pas à la fin de la représentation, mais la mise en doute de la réalité même constitue une différence radicale d'avec le théâtre épique. Cette évolution est particulièrement visible dans le traitement que fait J. Pommerat de la question du travail. Concrètement, le travail de la narratrice est d'emblée perçu par le spectateur comme une cause de souffrance puisque le personnage porte un corset. D'ailleurs elle en a conscience, relativement : « Ce petit problème touchait ma santé / Et il était lié sans doute / A mon activité professionnelle. / Dès que je rentrais chez moi / Après le travail / Une certaine souffrance commençait alors à se manifester / Et j’aurais hurlé je l’avoue. » 415 Mais, loin d’être perçu comme la cause de sa souffrance, le travail est surtout vécu par ce personnage comme une chance que cette souffrance pourrait lui faire perdre : « Bien sûr pour m'aider, il m'était bien facile de penser à toutes les personnes qui étaient, /elles, / privées d'emploi / et qui n'avaient pas la chance que j'avais moi de travailler… / J'y pensais / et cela m'aidait » 416 Le travail est présenté comme une chance comparativement à ceux qui n'ont pas de travail, mais aussi comme un bien en soi, en tant que source de sociabilité : « Je serais restée à la maison, et ma place aurait été perdue, / Car c’est ça la vie… / Je n’aurais eu plus qu’à compter les mouches sur le parquet, / Pendant que les autres auraient continué leur vie à l’entreprise / Sans moi. / Voilà le plus terrible, / C’est quand je pensais à ça. » 417 Le travail est donc pensé par le personnage comme une source de bonheur et la conséquence d'une chance : « J'étais tellement heureuse d'avoir / ce travail qui me tenait debout / qui m'aidait à bien me tenir droite /et à me respecter. / Je mesurais vraiment bien la chance que j'avais. / Depuis l'enfance, / personne ne sachant vraiment dire pourquoi. » 418 Certes, étant donné que ce personnage porte un corset, l'image de la rectitude est comprise par le spectateur comme la marque d'une ironie de l'auteur quant à l'absence de conscience politique du personnage. Pourtant, l'amie souffre de ne pas avoir de travail, et le bonheur qu'éprouve la narratrice à travailler est réel. L'homme politique théorise d'ailleurs la nécessité philosophique du travail pour l'homme :

‘« Le parent de mon amie me consola. / Il me dit que tout le monde avait besoin de travail / Que tous les hommes avaient besoin de travail / Comme de l’air pour respirer./ Car me dit-il si l’on prive un homme de son travail on le prive de respirer. / A quoi pourrait bien servir notre temps nous dit-il si nous ne l'occupions pas principalement par le travail ? / Car notre temps sans le travail ne serait rien, ne servirait à rien même. / Nous nous en apercevons bien lorsque nous cessons de travailler. / Nous sommes tristes. / Nous nous ennuyons. / Nous tombons malades. / Oui. / Le travail est un droit mais c'est aussi / un besoin, / pour tous les hommes. / C'est même notre commerce à tous. / Car c'est par cela que nous vivons. / Nous sommes pareils à des commerçants, / des marchands. / Nous vendons notre travail. / Nous vendons notre temps. / Ce que nous avons de plus précieux. / Notre temps de vie. / Notre vie. / Nous sommes des marchands de notre vie. / Et c'est ça qui est beau, / Qui est digne et respectable / Et qui nous permet / surtout / de pouvoir nous regarder dans une glace avec fierté. » 419

Un doute plane quant à l'univocité du discours de ce personnage ou du moins de l'interprétation à faire de ce discours. Si le crédit à accorder à la première partie est indubitable, plus ambigu est le sens de la seconde, et notamment de l'assimilation par glissements successifs de l'affirmation « nous vendons notre travail » à l'idée que « nous sommes les marchands de notre vie. » En effet cette dernière affirmation du personnage pourrait tout à fait faire l'objet d'un jugement distancié de l'auteur ou du spectateur. Si Joël Pommerat n'y donne pas directement son point de vue sur le travail, le dossier pédagogique du spectacle témoigne quant à lui de la volonté de porter un discours beaucoup plus complexe et profond sur cette question, et convoque pour ce faire de nombreux ouvrages.

Notes
412.

Ibid, p. 48. Nous figurons le passage à la ligne par un slash.

413.

Ibid, p. 5.

414.

Louis Althusser, « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht. Notes sur un théâtre matérialiste » (Maspero, 1965) in Pour Marx, avant-propos de Etienne Balibar, Paris, La Découverte, 1996, pp. 148-149.

415.

Ibid, p .14. Nous figurons le passage à la ligne par un slash.

Ibid, p. 5.

416.

Ibid, p. 24.

417.

Ibid, p. 14.

418.

Ibid, p. 10.

419.

Ibid, pp. 31-32. Nous figurons chaque passage à la ligne par un slash.