iv. Une réflexion sur le travail ? Hétérogénéité du texte et du para-texte.

Dans le dossier de presse, les textes de Simone Weil interrogent la condition ouvrière et font de l'absence de conscience de soi et de classe de certains ouvriers la conséquence d'un travail aliénant :

‘« L’ouvrier ne sait pas ce qu’il produit, et par suite il n’a pas le sentiment d’avoir produit, mais de s’être épuisé à vide. Il dépense à l’usine, parfois jusqu’à l’extrême limite, ce qu’il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir; de se mouvoir ; il les dépense, puisqu’il en est vidé quand il sort ; et pourtant il n’a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même, sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d’une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L’usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu’on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d’avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l’arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d’un effort. L’ouvrier, quoique indispensable à la fabrication, n’y compte presque pour rien, et c’est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d’égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu’on ne compte pas et qu’on n’est pas chez soi. » 420

Le travail, à tout le moins le travail à l'usine, est donc présenté comme un espace-temps d'aliénation, et par opposition, le temps de non-travail, y compris potentiellement le temps de non-travail non-voulu, est donné à penser comme le temps d'un épanouissement, d'autant plus à mesure que ce temps s'accroît et ne constitue plus un simple temps de récupération nécessaire à la survie du travailleur :

‘« À mesure, en effet, que s’étendent les plages de temps disponible, le temps de non-travail peut cesser d’être l’opposé du temps de travail : il peut cesser d’être temps de repos, de détente, de récupération ; temps d’activités accessoires, complémentaires de la vie de travail ; paresse, qui n’est que l’envers de l’astreinte au travail forcé, hétéro-déterminé ; divertissement qui est l’envers du travail anesthésiant et épuisant par sa monotonie. À mesure que s’étend le temps disponible, la possibilité et le besoin se développent de le structurer par d’autres activités et d’autres rapports dans lesquels les individus développent leurs facultés autrement, acquièrent d’autres capacités, conduisent une autre vie. Le lieu de travail et l’emploi peuvent alors cesser d’être les seuls espaces de socialisation et les seules sources d’identité sociale ; le domaine du hors-travail peut cesser d’être le domaine du privé et de la consommation. De nouveaux rapports de coopération, de communication, d’échange peuvent être tissés dans le temps disponible et ouvrir un nouvel espace sociétal et culturel, fait d’activités autonomes, aux fins librement choisies. » 421

La réflexion sur le non-travail suscite donc une interrogation sur le travail en tant que forme et condition de la sociabilité :

‘« Tentons de comprendre si c’est le travail en soi qui est générateur de lien social ou s’il n’exerce aujourd’hui ces fonctions particulières que « par accident ». Réglons d’un mot la question de la norme : dans une société régie par le travail, où celui-ci est non seulement le moyen d’acquérir un revenu, mais constitue également l’occupation de la majeure partie du temps socialisé, il est évident que les individus qui en sont tenus à l’écart en souffrent.
[…] Mais, nonobstant la question de la norme, le travail est-il le seul moyen d’établir et de maintenir le lien social, et le permet-il réellement lui-même ? Cette question mérite d’être posée, car c’est au nom d’un tel raisonnement que toutes les mesures conservatoires du travail sont prises : lui seul permettrait le lien social, il n’y aurait pas de solution de rechange. Or, que constatons-nous ? Que l’on attend du médium qu’est le travail la constitution d’un espace social permettant l’apprentissage de la vie avec les autres, la coopération et la collaboration des individus, la possibilité pour chacun d’entre eux de prouver son utilité sociale et de s’attirer ainsi la reconnaissance. Le travail permet-il cela aujourd’hui ? Ce n’est pas certain, car là n’est pas son but, il n’a pas été inventé dans le but de voir des individus rassemblés réaliser une oeuvre commune. […]
Si le travail ne fonde pas par nature le lien social, alors peut-être devrions nous réfléchir au système qui pourrait s’en charger, et de manière plus efficace que le travail. Mais auparavant, sans doute est-il nécessaire de s’entendre sur la notion de lien social. Quelle est notre conception du lien social pour que nous puissions aujourd’hui considérer que le travail est sa condition majeure ? Quel type de représentation en avons- nous pour que le lien établi par le travail – qui relève plus de la contiguïté que du vouloir-vivre ensemble – soit confondu avec lui ? Nous sommes les héritiers de la représentation léguée par l’économie et que nous voyons à l’œuvre chez Smith d’abord, chez Marx ensuite. » 422

Comme dans le spectacle, la parole est réfractée et le discours indirect, mais dans le dossier pédagogique Joël Pommerat procède par juxtaposition de citations qui tissent une réflexion philosophique profonde sur le travail, dont on peut présumer qu'elle est celle de J. Pommerat, qui est l'auteur du montage-collage des citations. Certains éléments de ce discours sont distillés dans le spectacle, mais de manière non synthétique, et l'on ne peut pas à proprement parler qualifier ce dernier de spectacle dialectique, en ce que les différentes conceptions du travail n'y sont pas présentées comme des modèles contradictoires qui s'affrontent. Tout comme il y a un décrochage entre la parole - la voix-off linéaire - et les personnages représentés sur la scène, il y a décrochage entre le discours du dossier pédagogique et le propos, ou plus exactement le non-propos, tenu dans le spectacle. Par citation interposée, J. Pommerat récuse un art de loisir qui serait hors du sens de l'Histoire et revendique un art comme lecture de l'aujourd'hui, qui à la fois s'inscrive dans l'Histoire et propose un point de vue sur elle :

‘« Si l’art se veut une lecture de l’aujourd’hui, s’il entend proposer un point de vue sur l’Histoire dans laquelle il s’inscrit, pourquoi la plupart des démarches artistiques contemporaines s’acharnent-elles à travailler des dimensions de l’imaginaire qui ne trouvent leurs formes que dans le temps du non-travail, dans le temps libre ? […] Si l’art ignore le temps et le champ de la production de l’Histoire, faut-il en déduire que son champ d’interrogation se limite au temps et au champ de la consommation, au temps et au champ de la détente, du plaisir ou de la jouissance – une détente, un plaisir et une jouissance qui s’opposeraient à la peine et à l’aliénation du travail ? […] L’art resterait-il coupé de l’Histoire, accroché aux seules filiations de l’histoire de l’art ? Une histoire qui continuerait son évolution sans prendre en compte les effets que les récentes mutations économiques ont pu avoir sur nos existences ? Une histoire parallèle, inconsciente des conditions historiques et des nouvelles données de l’expérience? Se maintenir en dehors de l’Histoire de la croissance et du temps de travail, dans ses questionnements et ses interrogations, revient à s’assigner consciemment ou inconsciemment une place, ou plutôt une plage, spécifique dans l’Histoire : celle du temps libre. Faut-il alors se résoudre à l’idée d’un art du temps libre ? » 423

Davantage que la représentation d'un monde contradictoire ou la confrontation de points de vue contradictoires sur le monde, le spectacle de J. Pommerat nous paraît en lui-même ambivalent et contradictoire. Il met en scène des personnages aliénés et, par la dramaturgie et l'écriture scénique, incite le spectateur à la mise à distance de leur parole, mais refuse de poser, même en les affrontant, des discours globalisants cohérents, et refuse d'accéder au discours politique proprement dit, alors même que l'auteur théorise dans son dossier pédagogique une réflexion sur le travail et assume dans des entretiens l'appellation « théâtre politique ». Et la multiplicité d’interprétations contradictoires suscitées par le spectacle, et dont le seul point commun réside dans le fait que leurs auteurs ont apprécié le spectacle, nous paraît manifester cette polysémie du spectacle, qui confine à l’équivocité.

Notes
420.

Simone Veil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951. Cité dans le dossier pédagogique du spectacle Les Marchands, p. 16.

421.

André Gorz, Métamorphoses du travail, Folio Essais, 2004, pp. 151-152. Cité dans le dossier pédagogique des Marchands, p. 11.

422.

Jean-Charles Massera, Amour, gloire et CAC 40, Paris, P.O.L., 1999, pp. 326-327. Cité dans le dossier pédagogique des Marchands, pp. 12-14.

423.

Idem.