v. Des réceptions contradictoires autorisées par un spectacle équivoque.

Un grand nombre de critiques voient dans Les Marchands l'alchimie réussie des préoccupations artistiques et politiques :

‘« Avec Les Marchands qui, un peu plus d'un siècle après les Trois Soeurs de Tchekhov, examine ce qu'il reste de la valeur travail, Joël Pommerat réussit une alchimie rare entre scène politique et théâtre d'art. » 424

C'est le questionnement sur son propre engagement et sur les possibilités de l'art que les critiques apprécient chez Pommerat, la complexité formelle, énonciative surtout, servant à leur yeux un propos dialectique, fin et nuancé :

‘« Comment représenter ce que l’on vit aujourd’hui ? » Cela n’a rien d’évident. Personne ne veut esquiver la réalité mais la représenter sans recul ? Un questionnement d’importance puisque le risque est que l’objet du débat ne porte que sur le sujet, ignorant l’écriture ou faisant fi de la forme. « Cela ne suffit pas de créer pour « la bonne cause. » De dire que la guerre c’est moche ou le capitalisme c’est pourri. Cela ne suffit pas pour faire du théâtre. La question de l’engagement dans un art lui-même engagé n’est pas simple. Faire du théâtre pour ceux qui sont d’accord par avance, n’a aucun intérêt. On ne peut pas dire que l’art agit concrètement sur le monde. Il peut aider à le comprendre ». Plutôt que d’esquiver ce questionnement, Pommerat le prend à bras-le-corps : « Troubler son point de vue en tant qu’auteur, c’est presque une stratégie pour convaincre. Dans mes pièces, il est impossible d’identifier d’où je parle. Car il s’agit de révéler les contradictions. Épouser une pensée qui n’est pas mienne, voilà qui est intéressant. » Pommerat assume « l’étiquette » de théâtre politique « comme l’est celui de Shakespeare, sans restriction ni limitation. On a pourtant envie de se défaire de cette étiquette. Le théâtre raconte l’humain. On ne se place pas comme ayant un regard objectif, ce qui ne veut pas dire qu’on ne traite pas de la subjectivité, du rapport du visible et de l’invisible, ce qui ne signifie pas qu’on fait un théâtre social ou à thèse. Le poète Mahmoud Darwisch dit que pour un Palestinien, la politique est une question existentielle. Elle l’est, et pas que pour les Palestiniens ». 425

La politique est une question existentielle, mais la pièce à thèse et la prétention d'aboutir à un discours interprétatif objectif sur le monde sont invalidées. C'est pour cette raison que le spectacle peut faire l'objet d'interprétations contradictoires. Sans surprise, l'Humanité voit dans le spectacle une réflexion sur le travail :

‘« Il est très étonnant, Joël Pommerat, lorsqu'il parle du travail. Il ne croit pas que travailler sauve. «Cela me touche et me révolte que l'on ne propose rien d'autres aux gens que d'essayer de les persuader que l'identité humaine ne peut se concevoir qu'à travers le travail. » Il rêve d'un monde dans lequel on ne verrait plus les ouvriers pleurer leur usine fermée, mais sourire devant la perspective d'années libres. Un peu d'idéal. » 426

A l'inverse, Fabienne Darge dans Le Monde récuse tout ensemble l'appellation théâtre politique et l'idée que le spectacle traite du monde du travail :

‘« Malgré la matière qu'il travaille ici de façon riche et subtile, le théâtre de Joël Pommerat n'est pas politique. Pour couper court clairement à tout malentendu, Les Marchands ne sont pas un spectacle sur le travail et sur sa perte dans notre société. L'expérience sociale est là pour ce qu'elle représente, mais aussi pour ce qu'elle recouvre et empêche dans l'existence des êtres. » 427

Ces interprétations contradictoires nous paraissent légitimées par un spectacle qui, tout en revendiquant d'aborder des questions sociales et politiques comme celle du travail, théorise l'indécidabilité du sens et le refus de porter un regard globalisant et cohérent sur le monde, construisant comme le théâtre épique une tension dialectique, mais dont la visée n'est plus politique. Le théâtre post-épique, qui théorise le refus de dire le monde, est donc aussi postpolitique et débouche sur un théâtre profondément méta-discursif, qui interroge sa propre possibilité, ses enjeux, ses limites.

Notes
424.

Maïa Bouteiller, « L'apport du vide », Libération, Mardi 11 juillet 2006.

425.

Marie-José Sirach, « À la recherche d’un théâtre politique », L’Humanité, 25 septembre 2006.

426.

Armelle Héliot, « Joël Pommerat, une éthique de la scène », Le Figaro, 20 juillet 2006.

427.

Fabienne Darge, « L'audace formelle de Pommerat », Le Monde, 22 juillet 2006.