ii. Eclatement du moi individuel, du personnage et des points de vue sur le personnage.

Dans Atteintes à sa vie, non seulement le personnage, mais les regards sur le personnage se démultiplient et se dérobent, se démultiplient parce qu’ils se dérobent, et se dérobent à force de se démultiplier. Le titre original, Attempts on her Life, dit bien le double sens programmé par le texte, attentat contre la vie – contre l’intimité – d’un personnage féminin, attentat contre la notion même de personnage, mais aussi tentative de cerner le personnage, sa vie, sa psyché. Et la confrontation de ces deux acceptions du substantif fait émerger l'hypothèse que toute interprétation est une violence faite au réel. De fait, la dramaturgie construit la mise à distance de la notion même de personnage. La première séquence, « Tous les messages sont effacés », fonctionne comme matrice dramaturgique du texte. A travers une série de messages téléphoniques laissés sur le répondeur de Anne, un échantillon de toutes les voix, de tous les personnages, de tous les points de vue, qui s’exprimeront ensuite à propos de Anne au fil des différentes séquences  est donné à lire / entendre au lecteur / spectateur. Une galaxie de personnages centripètes, dont Anne est à la fois le centre et le trou noir : un amant, un ami, un terroriste, les parents, un proxénète ou un dealer, un agent artistique. La séquence introduit également un fort suspense et une grande violence, à la fois parce que l’on se demande si Anne est effectivement morte – ce que les messages de menace (« Nous savons où tu habites petite pute […] tu vas souhaiter ne jamais être née. » 433 ) comme les messages inquiets (« Et si tu étais allongée là, Anne, déjà morte ? Hein ? C’est cela le scénario que je suis censé imaginer ? Un cadavre en train de pourrir près du répondeur ? […] » 434 ) laissent supposer. Et la séquence s’achève sur une triple incertitude : Anne est-elle vivante ou morte ? Si elle est morte, est-ce un suicide ou un meurtre ? Si elle est vivante, est-ce elle qui efface les messages, quelqu’un d’autre, ou s’effacent-ils automatiquement ?

‘« C’était votre dernier message. Pour sauvegarder tous les messages, appuyer sur « un. »
(Pause).
Tous les messages sont effacés. » 435

La parole qui clôt la séquence, celle de la voix enregistrée anonyme du répondeur, laisse planer le doute sur l’intentionnalité du geste qui efface tous les messages, toutes les paroles. Or ce geste permet une tabula rasa à partir de laquelle le texte va ensuite reconstruire du sens, des sens, en même temps qu’elle ouvre sur une temporalité multiple. Si Anne est morte, tout ne sera que flash-back, si elle est vivante, la pièce sera tendue vers la volonté de retrouver le personnage. Cette séquence augure donc une construction à multiples niveaux dramaturgiques a priori exclusifs les uns les autres, mais qui en l’occurrence vont se combiner, l’objectif étant d’atteindre Anne, avec toute l’ambivalence que ce terme contient, mais aussi d’attenter aux attentes du lecteur / spectateur. 436 Tout au long du texte, la voix de Anne se fera entendre de manière indirecte, et c’est en tant que personnage qu’elle a l’occasion de dire qu’elle n’en est pas un… Paradoxe donc, puisque si son point de vue a de la valeur, c’est en tant que personnage, y compris quand elle dit n’en n’être pas un. Mais peut-être n’est-ce pas véritablement ce qu’elle dit mais simplement la façon dont sa parole est rapportée : « Elle dit qu’elle n’est pas un vrai personnage comme dans les livres ou à la télé mais un non-personnage, une absence – comme elle dit – de personnage. » 437 Le nom « Anne », qui se transforme d’ailleurs au gré des séquences (Annie, Anya…), renvoie-t-il à un référent du réel, et sur le plan intradiégétique désigne-t-il plusieurs personnages potentiels, une même personne à différents âges (« Ensuite elle veut devenir une terroriste, n’est-ce pas ? » 438 ), les différents étages d’une conscience (sa vie réelle, ses fantasmes, ses regrets), ou plusieurs points de vue sur un même personnage ? Tout cela, son contraire aussi, et autre chose encore puisqu’il peut même désigner non pas un personnage humain mais une voiture dans la séquence 7 « La nouvelle Anny. » (« On nous informe que nos enfant seront en sécurité et heureux sur le siège arrière de l’Anny, tout comme les adultes seront relax et confiants au volant. » 439 ) La focalisation est incertaine, ainsi dans la séquence 6, le titre « Maman et papa » suggère que le point de vue est celui de leur enfant, de Anne donc. Pourtant Anne est ici encore présence-absence, personnage indirect, réfracté dans le regard d’autrui. Mais cette dernière catégorie s’avère elle-même aussi mouvante et insaisissable. En effet, l’on pourrait croire dans un premier temps que la séquence donne à entendre la parole des parents, renvoyant l’absence actuelle de leur fille à une série de fugues faites durant son enfance :

‘« - Ce n’est pas sa première tentative.
- Cela ne devrait pas être sa première tentative. Elle a déjà essayé plusieurs fois. Même avant de quitter la maison / elle essaie. » 440

L’utilisation de l’article défini sans adjonction d’un complément précisant à qui appartient la maison (du type « la maison familiale » ou « la maison de ses parents ») suggère le caractère évident de cette appartenance pour l’énonciateur, et donc qu’il s’agit de la parole des parents. Mais le mode conditionnel du verbe (« cela ne devrait pas ») suggère une incertitude et une distance plus grande. Les énonciateurs oscillent au cours de la séquence entre focalisation interne, focalisation externe, et omniscience (« Une des choses qu’elle dit à sa Maman et à son Papa lorsqu’elle est enfant : « j’ai l’impression d’être un écran. » 441 ) Dans le monde post-, le théâtre-miroir se décompose en kaléidoscope de points de vue contradictoires sur le personnage, et tout comme l’art doit se redéfinir, les points de vue sur l’homme volent en éclat tout comme le monde est éclaté et violent.

Notes
433.

Ibid, p. 127.

434.

Ibid, p. 128.

435.

Idem.

436.

Nous n'évoquerons ici que le texte et non la mise en scène de J. Jouanneau, qui a fait le choix de représenter Anne à certains moments, ce qui nous paraît aller à l'encontre du sens du texte. Ce refus de rompre avec la logique d'incarnation peut se comprendre comme la volonté des acteurs, qui ont visiblement pris plaisir à incarner tel ou tel personnage, allant jusqu'à créer de toutes pièces des personnages récurrents, comme celui de la petite Kosovar et celui de l'inspecteur, parodie de Columbo.

437.

Martin Crimp, Atteintes à sa vie, op.cit.., p. 149.

438.

Idem.

439.

Ibid, p. 155.

440.

Ibid, p. 145.

441.

Ibid, p. 148.