iii. Un monde éclaté et conflictuel.

Le monde est présenté comme un espace violent, fragmenté, ravagé par des conflits, économiques, politiques et sociaux, à l’échelle locale comme internationale, (inter-)étatique et transnationale. Le personnage de Anne pourrait ainsi être entre autres celui d’une terroriste, d’une prostituée, ou d’une fille de classe moyenne occidentale, hippie pacifiste après l’heure et après l’âge, soucieuse de découvrir le monde, puis figure christique ou Pasionaria terroriste, en tout cas suicidaire, voulant expier en sa chair les inégalités dont elle se sent coupable au nom de sa civilisation :

‘« - Puis, la voilà partie faire le tour du monde. Une minute en Afrique, la suivante en Amérique du Sud, ou en Europe. […]
- […] avec ce même grand sac rouge.
- Et cette même chevelure qui a quarante ans lui tombe jusqu’à la taille comme si elle en avait encore vingt – comme une jeune fille, tu ne trouves pas sur / sur certaines photos.
- Même à quarante ans, son aspect et ses vêtements sont encore ceux d’une jeune fille de vingt ans.
- Mais ce qui est vraiment décisif, c’est que le sac est plein de pierres.
Ce qui s’avère être fascinant en effet, c’est que le sac s’avère être plein / de pierres.
- Les pierres sont là pour la maintenir au fond même si elle se débat, et si les anses du sac sont attachées à ses chevilles. » 442

Les conflits présentés ne renvoient pas uniquement à la perception du personnage, et le tableau dressé par M. Crimp est aussi celui d’un monde en guerre. Dans la séquence « Foi en nous-mêmes » sont ainsi suggérés plusieurs conflits armés récents. Les « collines », l’évocation de « machettes » suggèrent le génocide rwandais, de même que le fait que « le frère a violé la sœur » 443 et que les enfants, devenus soldats, « regardent en riant [les morts ] […] et pourtant ce sont leurs parents. » 444 D’autres éléments ( à commencer par le nom que prend Anne dans cette séquence, « Anya », suggèrent davantage les pays de l’Est et en filigrane le conflit en ex-Yougoslavie. Dans sa mise en scène, J. Jouanneau, à qui la pièce de Crimp permet de « dire quelque chose du monde qui [l']entoure » 445 a d’ailleurs souligné cette dimension référentielle, notamment en faisant porter aux acteurs l’uniforme des Casques Bleus, et plus globalement en précisant et en actualisant un certain nombre de références au monde contemporain, en se focalisant sur la situation des plus vulnérables, qui subissent les injustices les plus atroces, les prisonniers de Guantanamo, et les femmes dont le corps est marchandisé. Ce qui a particulièrement marqué J. Jouanneau dans l'œuvre de M. Crimp, c'est la condition des femmes, et c'est pourquoi il a fait le choix, dans le spectacle, de tracer le parcours d'une jeune femme kosovar, « qui a d'abord subi les violences faites par les Serbes, puis les bombardements de l'OTAN, avant d'arriver dans un camp de réfugiés, où elle se fait finalement attraper par la mafia albanaise, et se retrouve sur les trottoirs occidentaux.. » 446 Mais l'actualisation des références au monde contemporain ne débouche sur aucun plan d'action politique. Ce que J. Jouanneau apprécie chez Crimp, c'est le fait précisément qu'il s'agit d'un « théâtre non affirmatif même si les pièces sont assez politiques » 447 , et que « la forme labyrinthique [du texte] correspond au monde dans lequel nous vivons. » 448 Dans la pièce, et plus encore dans la mise en scène de J. Jouanneau, le monde contemporain se présente comme les ruines d’un passé révolu qui sonne presque comme un âge d’or :

‘« - Mais à présent, c’est le désastre.
Silence.
- Comment ?
- Le désastre. L’harmonie de générations entières / a été détruite.
- Exactement. Ce monde fermé, protégé, a été anéanti.
- L’harmonie de générations entières a été détruite. » 449

Tout regard cohérent sur le monde est annihilé, de même que toute possibilité de changement. Pour J. Jouanneau, « le texte propose une critique de tous les discours, discours humanitaire, politique, hollywoodien, religieux, sécuritaire. En ce sens, c'est un texte assez libertaire » 450 Pourtant, un discours existe avec toute sa force, c'est le discours médiatique, véritable filtre dans notre perception du réel. Sur scène; micros, appareil photo, caméras et écran qui projette les images vidéo représentent concrètement ces filtres. Ce discours est représenté et dénoncé (caméra qui filme les comédiens, appareil photo, micro et figure du présentateur), mais en même temps, et c'est toute l'ambiguïté du spectacle, l'on mesure combien ces références ont contaminé la représentation du monde du metteur en scène et des acteurs. Si J. Jouanneau a vu dans la pièce de Crimp et notamment dans le sous-titre, « dix-sept scénarii pour le théâtre », une « formidable incitation au mélange des genres (du policier au burlesque en passant par la comédie musicale ou la science-fiction) tout comme aux croisements des arts (de la danse à la vidéo ou au chant) », l'on ne peut que s'étonner de la pauvreté et de la concordance des références de spectacles présentes, de la série policière (le personnage du policier se situe « entre l'inspecteur Columbo et Jack Bauer » comme le précise Jouanneau), au concert de rock ou à la musique rap, en passant par le peep-show, la référence cinématographique à Mulholland Drive se résumant au rapport érotique trouble entre les deux comédiennes, l'une portant une perruque blonde et l'autre une brune. C'est pour cette raison qu'il importe de bien distinguer le texte et la mise en scène de J. Jouanneau. Malgré son caractère assez sombre, la description du monde contemporain ne débouche pas dans la pièce sur un regard nostalgique ou un désespoir absolu. Car, et c’est l’une des tensions les plus intéressantes dans le texte de M. Crimp, de ce tableau apocalyptique émerge une réflexion universelle et l’idée non d’une simple « sympathie », mais d’une « empathie » et donc d’une communauté :

‘« - […] Tout est complètement anéanti. Un mode de vie anéanti. Une relation / à la nature anéantie.
- Voilà pourquoi nous éprouvons de la sympathie.
- Pas seulement de la sympathie, mais de l’empathie aussi. De l’empathie parce que…
- Oui.
- … Parce que la vallée d’Anya est notre vallée. Les arbres d’Anya sont nos arbres. La famille d’Anya est la famille à laquelle nous appartenons tous.
- C’est quelque chose d’universel. C’est sûr.
- Une chose universelle dans laquelle nous reconnaissons, c’est étrange, nous nous reconnaissons. Notre propre monde. Notre propre peine.
- Notre propre colère.
- Une chose universelle qui, c’est étrange… Comment, comment, comment dire ?
- Qui, c’est étrange, fait renaître -
- Qui, c’est étrange, fait renaître – oui, c’est bien ça – la foi en nous-mêmes. » 451

Si le monde est anéanti, l’humanité ne l’est donc pas totalement, de même que persiste une pensée de l’universalité. La progression même de la parole au cours de la séquence dit cette communauté, elle avance par collaboration entre les deux interlocuteurs, dont les répliques ne s’opposent pas mais construisent ensemble une même pensée. La séquence 5 « la caméra vous aime » met également en scène la communauté, d’une manière ambivalente, qui dépend de la lecture qu’en fait la mise en scène. En effet, si l’interprétation donne à cette séquence une tonalité ironique et cynique, cette communauté peut faire songer à la « communauté du "on" » que l’on retrouve chez d’autres auteurs britanniques contemporains, tels Gregory Motton 452 , une communauté qui porte atteinte au sujet et le décompose. Mais dans Atteintes à sa vie, le « on » accède à la dignité du pronom personnel et du véritable collectif, « nous », et l’on peut donc considérer, au contraire de la première interprétation, que cette communauté réaffirme l’empathie comme un besoin, au-delà du caractère factice et voyeuriste que peut comporter la démarche d’atteindre à la vie de Anne, tenter de la cerner, mais aussi attenter à son intimité, comme le fait la télé-réalité :

‘« La caméra vous aime / La caméra vous aime / La caméra vous aime / Nous avons besoin de sympathie / Nous avons besoin d’empathie / Nous avons besoin d’informer / Nous avons besoin de réaliser / Nous sommes de braves gens / Nous sommes de braves gens / Nous avons besoin de sentir / Que ce que nous voyons est réel / Ce n’est pas seulement un jeu / Nous parlons réalité / Nous parlons humanité / Nous parlons d’histoire qui va / Nous ACCABLER par l’absolue totalité / Et l’entière crédibilité de la tri-dimensionnalité / LA TRI-DIMENSIONNALITE / De toutes les choses qu’Anne peut être /TOUTES LES CHOSES QU’ANNE PEUT ETRE ! » 453

L’éclatement du personnage n’est donc pas uniquement l’écho d’une fragmentation du monde et du sens, mais le signe d’une richesse infinie de potentialités, qui ouvrent donc sur un avenir, au moins imaginaire :

‘« Nous avons besoin d’imaginer / Nous avons besoin d’improviser / Nous avons besoin de synthétiser […] /Nous disons que nous voulons être/ ACCABLES par l’effarante multiplicité / OUI L’EFFARANTE MULTIPLICITE / De toutes les choses qu’Anne peut être / TOUTES LES CHOSES QU’ANNE PEUT ETRE » 454

Et le principe de construction d’ensemble du texte fait également émerger ce « nous », la communauté de ceux qui tentent de comprendre Anne et de comprendre le monde, au-delà de leurs différences d’interprétations. Le texte de Martin Crimp se révèle donc très complexe, et ambivalent, en ce qu’il maintient la référence aux catégories de communauté, d’universalité, en même temps qu’il construit l’impossibilité de l’unité du point de vue sur le personnage et sur le monde et qu’il interroge les pouvoirs politiques de l’art. La dramaturgie infiniment spéculaire induit également une ironie mise au service d’un regard composite sur le monde, et non d’un regard décomposé, ce que dit d’ailleurs la note liminaire à l’intention des metteurs en scène, qui insiste sur la notion de collectif et d’unité, y compris d’ailleurs dans la construction de la mise en scène, puisque Martin Crimp convoque la notion de troupe :

‘« Pièce pour une troupe d’acteurs dont la composition devrait refléter la composition du monde, au-delà du théâtre. Chaque scénario – le dialogue – se déroule dans un univers bien distinct – un décor qui fasse au mieux ressortir son ironie. » 455

Des deux positions opposées quant à la possibilité d’un personnage, d’un point de vue et d’un monde unifiés – positions dont la tension dialectique anime le texte de M. Crimp – un certain nombre de pièces et de spectacles contemporains ne conservent que celle fondée sur la dé-composition du personnage et la fragmentation des regards. La mise en scène de J. Jouanneau, qui s'achève sur une alternance de gros plans de l'œil et de la bouche d'une comédienne fardée à l'extrême et qui subit le regard de la caméra comme un viol, témoigne de cette interprétation possible du texte de Crimp. Et cette dé-composition du personnage se traduit concrètement par une perception de l’éclatement physique, preuve que l’incapacité à atteindre un point de vue unifié demeure perçue comme une violence au besoin de compréhension qui habite les humains, de même qu’elle illustre la perception d’un monde chaotique et violent en état de guerre permanent.

Notes
442.

Ibid, pp. 150-151.

443.

Ibid, p. 137.

444.

Idem.

445.

Idem.

446.

Joël Jouanneau, rencontre avec le public à l'issue de la représentation d'Atteintes à sa vie, le jeudi 18 janvier 2007 à la MC2 Grenoble.

447.

Idem.

448.

Idem.

449.

Martin Crimp, Atteintes à sa vie, op. cit., p. 137.

450.

Joël Jouanneau, entretien déjà cité.

451.

Ibid, p. 140.

452.

Au tout début de la pièce Loué soit le progrès, On retrouve cette même communauté désubjectivisée du « on », dont l’unité n’est assurée que par l’autre – en l’occurrence l’étranger – défini uniquement dans son altérité, non en tant que sujet. Sept hommes sont là, munis de pierre, qui disent chercher à repêcher un poisson tombé à l'eau – en réalité, un étranger poussé dans le fleuve. Ils se présentent ainsi : « - Monsieur Baron : Quelle sorte d’hommes êtes-vous ? - Quatrième homme : [...] L’homme ordinaire de sang et de pierres. […] - Troisième homme : […] On est juste des types ordinaires. […] - Quatrième homme : On est des voisins, la clique banale. Lui c'est le voisin, lui c'est le voisin, lui c'est le voisin et lui c'est le voisin, mon vieux. » Grégory Motton, Loué soit le progrès, in Chat et souris (moutons), Loué soit le progrès, trad. Nicole Brette avec la collaboration de Harold Manning, Paris, Éditions Théâtrales, 1999, p. 69.

453.

Atteintes à sa vie, op. cit., p. 143. Nous figurons ici le passage à la ligne par un slash.

454.

Ibid, pp. 143-144. Ici encore, nous figurons les passages à la ligne par un slash.

455.

Ibid, p. 122.