i. Le corps, reflet d’un monde contradictoire et violent.

Dans Le Diable en partage, les étapes de l'enlisement de la guerre en ex-Yougoslavie se lisent sur le corps d'Alexandre, l'ami de la famille de Lorko, enrôlé comme son ami, mais sincère et fidèle défenseur de la cause serbe. Il n'est pas anodin que ce soit lui, et non le déserteur en fuite, dont le corps porte les stigmates de la guerre. Il est d'abord privé de ses yeux par un éclat d'obus :

‘« VID. […] Y'a pas de trou dans les murs, les murs tiennent, le seul trou c'est dans tes yeux Alex, tu t'es fait péter un truc à la gueule c'est malin, l'éclat d'obus tu l'as pris où ? […]» 458

Puis c'est son oreille que la guerre emporte, sans qu'il songe d'ailleurs à s'en plaindre. Progressivement le personnage d'Alexandre se décompose, mais se recompose aussi, puisqu'il devient en quelque sorte le frère siamois du frère de Lorko, Jovan, soldat lui aussi, nationaliste lui aussi, dont l'esprit va se décomposer comme le corps d'Alexandre, tous les deux partageant l'aveuglement dans la vengeance et la violence. Ces deux personnages n'en font plus qu'un, monstre physique et moral, comme si l'humain devenait monstrueux au contact de la violence du monde. Les étapes de la transformation sont en effet à chaque fois marquées par le retour vers la maison après un séjour à l'extérieur, dans le monde en guerre :

‘« Apparaissent Jovan et Alexandre, couverts de boue.
Armés.
Jovan soutient Alexandre qui rit.
Alexandre, une oreille coupée.
JOVAN. Faut l'asseoir…
ALEXANDRE. Pas besoin !
[…]
ELMA. Alex, ton oreille…
ALEXANDRE. On a faim !
[…]
VID. Faut que je note comment t'étais avant, Alex.
SLADJANA. Vid !
VID. Quel taré.
JOVAN. Bâtards ! La balle lui a arraché l'oreille. Un peu plus, il était mort.
[…]
JOVAN. Je l'ai descendu, le bâtard qui a fait ça, enfin je l'ai touché, dans la jambe, ça oui je l'ai touché, demain je le descends.
ALEXANDRE. C'est moi qui le descends.
JOVAN. Avec tes yeux, c'est pas évident.
VID. On se demande comment tu fais…
ALEXANDRE. Je suis un héros de guerre. C'est dans le sang. » 459

Tout comme les différents morceaux de son corps se détachent les uns des autres, le personnage semble se désolidariser de ce qui arrive à ce dernier, et cette mise à distance génère une ironie comique.

Notes
458.

Ibid, p. 31.

459.

Ibid, p. 37.