ii. L’effet comique d’une violence mise à distance par son absurdité même.

Le comique de la scène s'entend à deux degrés. Le dévouement aveugle d'Alexandre à la cause nationaliste le rend insensible à son sort individuel, donc à son corps, c'est pour cela qu'il rit de sa propre souffrance, qui lui paraît dérisoire au regard du statut de héros qu'elle lui permet d'acquérir. Mais l'ironie que manifestent les propos des autres personnages et le double sens de l'expression « je suis un héros de guerre. C'est dans le sang » traduit quant à elle le ridicule de ce détachement, met à distance cette distance, en même temps qu'elle rapproche de la souffrance physique que le discours même du personnage blessé nie. Pas de héros sans sang, pas de héros sans mort. Le personnage d'Alexandre est rendu aveugle par la guerre au sens propre comme au sens figuré, tout comme il est rendu sourd aux remarques de son entourage - la question de Vid « je me demande comment tu fais » contient en effet un reproche que suggérait sa réflexion préalable « quel taré », auquel Alexandre est insensible. Cette surdité est présentée non pas comme un refus d'entendre, mais pire, comme une véritable incapacité. De même plus tard Jovan se ferme aux liens du sang et manque de violenter Elma, dans un moment d'égarement, ne voyant plus en elle qu'une musulmane et non la femme de son frère :

‘« Jovan s'approche d'Elma.
ELMA. Arrête Jovan, si tu me touches…
JOVAN. Te toucher, beurk !
Jovan avance. Elma recule, se heurte aux murs de la cave. l'ampoule électrique vacille.
ELMA. je suis Elma Ljevic. N'aie pas peur. Je veille sur toi. Tu me connais. Je t'aime comme on aime un frère.
JOVAN. Je n'ai plus de frère. Et de sœur encore moins. Tu es de l'autre côté, et de l'autre côté il n'y a qu'une brume où les corps ne sont pas comme le mien. A le serpe, à la hache, la brume je la découpe. Les corps de l'autre côté, je les connais bien, les corps de tes frères, Allah est grand comme ma poche. Enlève ta robe. Je veux voir si ton corps est comme ceux dans la brume, terne, maigre et nauséaE. Bond comme le corps de ceux que je vois de l'autre côté de mon arme.
ELMA. Tu es malade.
JOVAN. J'ai des doutes. Je vérifie.
[…]
VID. Jovan, il faut te taire.
JOVAN. Papa, regarde-moi, regarde le dessein de mes muscles et le fond de mes yeux. Que vois-tu ?
VID. Toi.
JOVAN. Un diplomate ? Un avocat ? Un médecin ?
VID. Une petite frappe.
JOVAN. Tu veux me botter le cul, botte-moi le cul !
Jovan tend un revolver à son père.
JOVAN. Botte-moi le cul !
Silence.
VID. Il n'a plus toute sa tête, mais ce geste là, il ne l'oubliera pas.
ALEXANDRE. Quel geste ? Je ne vois rien !
ELMA. Je vais le faire.
Silence.
JOVAN. Quoi ?
ELMA. Enlever ma robe.
JOVAN. Enlever ta robe ? Tu veux enlever ta robe ? Devant tout le monde ? Qu'est-ce qui te prend ? Tu es la femme de mon frère, et si mon frère savait ça, que sa femme veut enlever sa robe devant tout le monde, alors qu'on ne lui demande rien, je crois que mon frère m'en voudrait terriblement de laisser faire une chose pareille. Ces Musulmans, aucune pudeur. » 460

A l'inverse de celui d'Alexandre, le corps de Jovan est intègre, mais en contrepartie lui « n'a plus toute sa tête », parce que le seul moyen pour lui de ne pas mourir est de perdre toute lucidité sur lui-même, sur ses actes, et sur la cause de ses actes, la Cause qu'il sert. Il est frappant que ces deux personnages soient les seuls à s'engager activement dans les conflits du monde, à l'inverse de Lorko qui déserte, ou du reste de la famille, qui demeure à l'intérieur de la maison, d'ailleurs présentée comme un havre de paix avant que les deux soldats ne reviennent. L'ironie des autres personnages se fait donc de plus en plus mordante à mesure que se décomposent le corps d'Alexandre et la psyché de Jovan, qu'ils se transforment et perdent l'usage de leurs sens - vue, ouïe, puis toucher pour Alexandre - comme de leur sensibilité (pour Jovan). Mais progressivement l'espace intérieur se voit contaminé par cette violence du monde extérieur qu'apportent les deux soldats :

‘« La cuisine. / Elma met la table. / Sladjana tricote. / Vid boit un verre. / Tous fument./ Soudain. / Jovan et Alexandre. / Jovan soutient Alexandre qui n'a plus qu'une main. [ 461 ]
JOVAN. Faut l'asseoir…
ALEXANDRE. Pas besoin.
SLADJANA. Mes garçons !
ELMA. Alex, ta main....
ALEXANDRE. On a faim !
SLDJANA. Embrasse-moi, Jovan, embrasse-moi !
JOVAN. Maman, je n'en peux plus.
VID. Faut que je note comment t'étais avant, Alex. Tu changes tellement vite. Je suis taré. » 462

Alexandre nie toujours ses mutilations, Jovan ne peut plus embrasser sa mère, il n'est plus un enfant mais un uniquement un soldat, mais Vid estime désormais que c'est lui qui est « taré » et non plus son fils et l'ami de celui-ci. Derrière le comique pointe le désespoir du personnage du père, qui va d'ailleurs se suicider à la fin de la pièce. Alexandre lui, meurt parce que Jovan lui a lâché la main, la tête rongée par la sauterelle qu'il avait perdue :

‘« Alexandre, l'arme au poing qui lui reste ./ Avance à tâtons. / Des bombes. / Des coups de feu. [ 463 ]
ALEXANDRE. Jovan ?… Jovan, fuck you ! Jovan, donne-moi la main, je vais tomber, je ne verrai pas l'ornière devant moi et sans ta main je tomberai, oh frangin ! Je tomberai sur une mine peut-être bien si je n'ai pas ta main pour me dire : suis-moi.
[…]
Je suis un héros.
Jovan, ça gratte… Un trou dans la tête ! Là, un trou. Jovan, c'est mouillé, ça saigne on dirait… Jovan ! Oh, Jovan, j'ai retrouvé ma sauterelle ! Moi qui croyais… Jovan, elle mord, elle a les bras tordus, elle va me manger tout cru comme si je n'étais plus son maître. Jovan, écrase-là ! […] » 464

Le personnage meurt de son aveuglement à se croire un héros, de son aveuglement qui le rend dépendant des voyants, et de son aveuglement à ne pas voir que la guerre rompt toutes les solidarités. Il meurt de croire qu'une fois libérée, la sauvagerie humaine - dont la sauterelle est la métaphore - peut être contrôlée, peut reconnaître et épargner ses maîtres, tout comme il meurt d'appeler Jovan « frangin » alors que pour celui-ci désormais le fait d'être un homme se mesure uniquement à l'aune de l'endurcissement, au risque de l'inhumanité :

‘« JOVAN. Tiens, tu es mort. Alexandre. Tiens, ta sauterelle ! Tu dois être super aux anges. Elle te fait des fêtes, tu sais, elle t'embrasse… Je m'étais juste caché pour que tu flippes un peu, une petite chair de poule, je te regardais de loin m'appeler et de loin je trouvais ça marrant. Te voir te cogner aux arbres et gueuler mon prénom comme si j'étais ta fiancée. Faut devenir toujours plus dur et encaisser, sinon on ne tient pas, avoir le cœur froid, j'ai pensé. Alors je t'ai laissé crier et te cogner. C'est pour son bien, faut s'endurcir… Et puis t'es tombé. Et maintenant, t'es mort. Reviens ! On va s'amuser. J'ai une arme chargée et pas peur de tuer. On a eu de bons moments, on va pas s'arrêter. La guerre, qu'est-ce qu'on en fait ? Les Croates, les Musulmans, qu'est-ce qu'on en fait ? Alexandre… Alors c'est comme ça. on ne joue plus ? Un jour il neige, le lendemain on crève ? » 465
Notes
460.

Ibid, pp. 68-69.

461.

Nous figurons ici le changement de ligne par un slash.

462.

Ibid, p. 49.

463.

Nous figurons ici aussi le changement de ligne par un slash.

464.

Ibid, pp. 76-77.

465.

Ibid, pp. 77-78.