iii. Théâtre postpolitique ou renouveau d’un projet critique porteur d’espoir politique ?

Pour Jovan, s'amuser c'est tuer, la guerre est un jeu pour cet enfant monstrueux, parce qu'elle ne sert à rien, et qu'il ne sait pas quoi en faire, il ne sait pas à quoi elle sert et la considère comme une fin en soi. Mais, alors que la trajectoire de ce personnage a été fortement mise à distance au fur et à mesure de la pièce, sa sortie de scène pourrait faire croire qu'il est censé refléter le sentiment d'incertitude, d'incompréhension, qu'éprouvent les spectateurs face au monde chaotique et violent :

‘« Jovan enlève son treillis.
Nettoie la boue sur son visage.
Caresse les cheveux d'Alexandre.
Sort de scène, se mélange à ceux qui regardent, assis, les hommes qui tombent. » 466

Le fait d'ôter son costume, de quitter la scène et surtout de se mêler aux spectateurs tend à suggérer que c'est moins la psyché individuelle du personnage qu'incarnait l'acteur qui était problématique que le monde lui-même, dans lequel les hommes tombent, un monde qui tue les hommes mais aussi l'humanité. Mais ce constat d'un pessimisme radical est ensuite nuancé par la scène ultime de la pièce entre Lorko et Elma, ou plus exactement entre les deux acteurs qui jouaient ces personnages, sur scène encore, mais dépouillés de leurs costumes et de leur caractère fictionnel, pour rejoindre la communauté des hommes-spectateurs :

‘« Lorko apparaît.
L'homme face à la femme.
Tous deux retirent un vêtement, comme Jovan avant de quitter la scène. » 467

La fin de la pièce interroge à la fois la fin de la guerre et la fin de la représentation théâtrale, le sens du spectacle de la violence, et plus précisément encore la frontière entre la scène et la salle, entre acteurs et spectateurs :

‘« LORKO. Où est-ce qu'on est ?
ELMA. A la fin.
LORKO. C'est plein de trous ici. On voit de l'autre côté.
ELMA. On va attraper la mort, à cause des courants d'air.
Silence.
LORKO. Il y a des gens qui nous regardent.
ELMA. Des passants. Ils ont vu de la lumière.
LORKO. Tout le monde est mort, il n'y a rien à voir.
ELMA. Ils attendent une chute.
LORKO. Tout le monde est mort.
ELMA. Pas nous.
LORKO. Nous on ne joue pas. Partez.
ELMA. Une chute et ils oublieront… » 468

S'il y a refus d'une chute de l'histoire, c'est qu'il y a refus de représenter un monde clos sur lui même et donc en dernière instance cohérent. Mais en même temps, tout espoir quant à l'avenir n'est pas annihilé, l'idée d'une reconstruction paraît même possible :

‘« Elma s'approche de Lorko. hésite. Ne peut pas le prendre dans les bras. Recule.
ELMA. Tu aimes ma robe ?
LORKO. J'aime toutes tes robes.
ELMA. Je l'ai mise exprès pour toi. Si tu veux, je l'enlève pour toi exprès.
LORKO. Après. On pensera à ça après. D'abord, je vais couper du bois, si je trouve un arbre.
ELMA. On va reconstruire.
LORKO. Tu crois vraiment ?
ELMA. Dépêche-toi…
Elma s'approche de Lorko.
Le prend dans ses bras.
Le serre, enfin, comme un enfant qu'on rassure.
On ne sait pas s'il pleure ou s'il sourit.
D'un piano, quelque part, montent quelques notes, si haut qu'elles se cassent la gueule.
Près des cascades, dans les champs de mine, les enfants jouent à saute-mouton. » 469

Si le futur demeure envisageable sans que le pire ne soit certain, c’est peut-être précisément parce que ce dernier est possible, donc évitable. C'est parce que, même s’il peut être occasionnellement violé, et peut-être parce qu’il peut être violé, le lien interpersonnel demeure intangible, qu'il s'agisse de la relation amoureuse, explicite, ou du lien de filiation, conséquence naturelle de cette relation, suggérée en filigrane dans le texte par la référence aux enfants. L'équivocité de la dernière phrase est significative de l'ambivalence de la pièce de F. Melquiot. D'un point de vue intra-diégétique, le fait que des enfants jouent dans les champs de mine peut susciter un suspens angoissant pour le spectateur et la crainte d'une fin tragique. Mais, sur le plan métadiégétique cette fois, la coexistence des mines et des enfants peut être source d'un espoir d'ordre philosophique, celui qu'à côté du pire subsiste la potentialité d'un avenir meilleur. Le pessimisme du Diable en partage n'est pas radical ni ontologique mais conjoncturel et historique, ce qui est cohérent avec le fait que la guerre qui s'y trouve décrite est une vraie guerre, qui a réellement eu lieu, et qui aurait pu être évitée. La décomposition des personnages de soldats ne renvoie donc pas à l'ensemble de l'(in)-humaine condition mais à des choix individuels, à une vision du monde et à une manière de s'engager dans ce monde, avec lesquels l'auteur du texte manifeste sa distance et son désaccord. Le Diable en partage, écrit comme le précise F. Melquiot à Sarajevo en 2001, et dont l’action se déroule en Serbie durant la guerre entre les anciens peuples de l’ex-Yougoslavie, manifeste encore la volonté de représenter, de penser telle ou telle guerre, tel ou tel conflit, et si le texte de F. Melquiot nous paraît donc ressortir essentiellement au théâtre postpolitique, tout espoir de changer le monde n'en a pas totalement disparu. La pièce manifeste bien la porosité des différentes cités, du fait de la coexistence de visions du monde contradictoires chez un même auteur, y compris au sein d'un même texte. A ce titre, la vision du corps humain et du monde dont témoigne Le crime du XXI e siècle de Edward Bond, nous paraît à la fois plus cohérente et plus pessimiste. La pièce met en scène un « site », « espace ouvert qui a été autrefois une cour ou deux ou trois pièces en rez-de-chaussée » et se situe « dans la zone nettoyée, un vaste désert de ruines qui s'étire sur des centaines de kilomètres, entièrement rasé pour décourager toute tentative de réoccupation. » 470 Le soldat Sweden, déserteur, s'est enfui du « site » où il avait temporairement trouvé refuge, à la fin de la séquence 4, par peur que l'armée ait retrouvé son mouchard – que l'armée implante dans chaque soldat et que Sweden avait réussi à arracher de ses entrailles – et ne soit à ses trousses. Il revient séquence six, après qu'il a été rattrapé et défiguré par d'autres soldats :

‘« Sweden chancelle et tombe au sommet de la rampe. Il a les mêmes vêtements que lorsqu'il est parti mais ils sont plus sales et plus déchirés. Ses bottes sont attachées avec des ficelles. Il y a du sang séché sur le devant de sa veste, de ses jambes de pantalon et sur sa chemise blanche sale. Ses mains sont sales, la paume et le dos de ses mains sont coupés et éraflés. Ses cheveux sont encore plus en bataille et son visage livide sous la saleté. Il se met maladroitement sur ses pieds. Il n'a plus d'yeux. Deux énormes cavités ont été peintes avec de la peinture noire mat. Il ouvre la bouche pour crier mais s'arrête et elle se ferme lentement.
SWEDEN. […] L'armée a pris mes yeux. M'ont laissé sur les ruines pour effrayer les traînards - tous ceux qui se cachent. Plus facile de les tuer quand ils sortent. Donne-moi de l'eau. Ils ont peint mes yeux. A vie, s'en ira jamais. Pour que ça panique encore pire. […] » 471

Comme dans Le Diable en partage, c'est le soldat, celui qui est engagé dans le monde et dans ses combats donc, qui est aveugle, qui ne peut plus voir ce monde. Mais ici, il n'est pas question d'aveuglement individuel, et l'aveuglement concret ne renvoie à aucune métaphore, puisque c'est l'armée qui est directement responsable et coupable de cet aveuglement. C'est à elle qu'incombe la faute, et dans le monde totalitaire, dont cette armée est à la fois l'instrument et le symbole, le corps de l'individu est le premier vecteur de son oppression. Après ses yeux, ce sont ses jambes que l'armée va voler à Sweden dans la séquence 9 :

‘« Sweden tire en arrière les pans de son manteau. Ses jambes ont été sciées au niveau des chevilles et leurs extrémités sont nouées dans des chiffons épais.
SWEDEN. Mutilé. L'armée.
GRIG regarde fixement en silence.
SWEDEN. Des moignons.
GRIG. Ils ont coupé - ?
SWEDEN. Il fait noir. C'est devenu noir quand ils ont pris mes yeux. Ca n'arrête pas de devenir plus noir. » 472

Comme dans Le Diable en partage, l'esthétique de la mutilation rappelle celle de l’expressionnisme allemand, inspirée des gueules cassées par la Première Guerre Mondiale. Mais il s'agit moins ici d'une référence historique que philosophique, à resituer dans le contexte plus général de désenchantement du monde. La mutilation, le manque inscrit physiquement dans le corps de l'homme vaut comme preuve de l'impossibilité de la société et comme symbole de l’incomplétude et de la blessure originelle de l’homme. Cette esthétique nourrit désormais moins une réflexion historique ni un choix politique – le pacifisme ou le combat révolutionnaire – qu’un imaginaire de « l'état de guerre » 473 perpétuel. La remise en question de l’idéologie du progrès de la civilisation et de l’humanité, articulée à l’affirmation de l’échec de tout projet critique orienté vers l’action et le changement politiques, fondent un théâtre de l’échec de l’humanité, et à ce titre l'œuvre de E. Bond nous paraît constituer un paradigme du théâtre postpolitique contemporain.

Notes
466.

Ibid, p. 78.

467.

Ibid, p. 79.

468.

Idem.

469.

Ibid, pp. 79-80.

470.

Edward Bond, Le crime du XXIe siècle, trad. Michel Vittoz, Paris, L'Arche, 2006, p. 11.

471.

Ibid, pp. 43-44.

472.

Ibid, p. 77.

473.

David Lescot, « Troisième partie : Dramaturgies de l'état de guerre », in Dramaturgies de la guerre, Belfort, Circé, 2001.