Nous avons déjà constaté l'ambivalence du rapport de E. Bond à la politique. Il manifeste le même mouvement de défiance à l’égard de l’idéologie, ce dont témoigne sa définition du terme, qu'il corrèle à la définition qu'il fait de son théâtre :
‘« L’idéologie, c’est la culture, c’est ce qui relie l’individu à la société et donne le droit à la société de tuer et autres choses de ce genre. C’est ce qui requiert de l’individu qu’il coopère avec la société quand cette dernière l’exige. Ce que j’ai fait, qui ne s’était encore, je crois, jamais fait au théâtre, c’est que j’ai supprimé l’idéologie. » 490 ’E. Bond superpose idéologie, culture et société, et rejette d'un même mouvement ces trois concepts qu'il juge totalitaires en germes, et dont il détache l'individu. On mesure donc la radicalisation de sa pensée depuis les années 1980, où il disait déjà écrire « des pièces qui critiquent la société » 491 mais visait encore les défauts d'une société existante, et non le principe même de société. Les conséquences de cette radicalisation sont profondes, et les pièces les plus récentes de E. Bond se situent toutes dans un monde totalitaire dans lequel la communauté humaine est impossible, sans que l'on sache en définitive si c'est la société qui détruit l'humanité dans l'homme ou si c'est le mal présent dans l'homme qui empêche toute fondation d'un lien autre qu'intéressé ou lié à une forme de relation de pouvoir sado-masochiste. La communauté politique est tout simplement impossible, impensable même, car la nature de l'être humain a changé et que « l'hantologie » 492 tient désormais lieu d'ontologie. Dans Naître les deux types de communauté qui survivent, celle fondée sur les liens du sang (la famille) comme celle fondée sur le travail (les soldats) se disloquent, aucune solidarité ne peut jouer. Le fils n'hésite pas à trahir ses parents pour lesquels il paraît n'éprouver aucun sentiment filial, tout comme les soldats tuent l'un des leurs. La seule communauté qui semble possible est celle des morts, mauvaise conscience des vivants, témoins au sens étymologique, martyrs qui viennent rappeler la faute de l'humain – leur figuration ne peut qu'aviver le souvenir des ombres des victimes de l'explosion nucléaire sur les murs d'Hiroshima. 493 Envers de l'humanité, communauté en creux, paradoxale, réunie par ce qui sépare à jamais, le chœur des morts ne figure pas une communauté politique mais au contraire la preuve irrémédiable de ce qui empêche désormais toute fondation d'une communauté politique. Si les pièces de E. Bond décrivent des mondes où le politique s'est dissout dans un régime totalitaire, peut-on considérer ce théâtre d'anticipation comme une mise en garde, dotée d'une fonction politique par le rappel à la communauté existente de ce qui l’attend si elle ne ré-agit pas ? La dilection de l’auteur des Enfants pour le théâtre en milieu scolaire pourrait nous inciter à cette interprétation d’un théâtre pédagogique, qui annonce le pire pour l’empêcher d’advenir. Mais Edward Bond valorise l’enfance en ce qu’elle n’est pas encore socialisée, pas encore corrompue et il creuse donc un fossé en forme de Chute de l’enfance à l’âge adulte, socialisé, civilisé – et irrémédiablement corrompu. Ce fossé est d’ailleurs fondateur du principe dramaturgique et scénique de la pièce Les Enfants 494 , puisqu’alors que « les rôles de la Mère et de l’Homme […] sont à interpréter tels qu’ils sont imprimés », « l’auteur affirme vouloir laisser aux enfants-interprètes la liverté d’improviser à partir des répliques données ». 495 L’expérimentation que constitue le théâtre d’Edward Bond nous semble donc se situer aux confins du théâtre politique, dans la mesure où il n’y a pas de véritable remise en question possible puisque la société totalitaire est décrite comme une « machine » dont la mise en place ne semble imputable à personne en particulier tant il y va de la faute ontologique de l’humanité :
‘« […] Il n'y a pas de justiceD'ailleurs E. Bond conçoit son théâtre comme une rupture radicale avec les dramaturgies passées, tout comme le monde et l'humanité sont devenus radicalement autres :
‘« La nécessité d’un nouveau théâtre est indubitable dit Bond, car le théâtre que donnent à voir les salles actuelles s’est construit sur une vision caduque de l’homme. Bond proclame "l’ancien théâtre" défunt au sens où il ne remplit plus la fonction qui lui incombe, fonder l’humain. Il se construit sur des concepts obsolètes, qui ne sont plus aptes à dire la complexité de l’humain dans ce monde de l’Après.» 497 ’Dans la mesure où la rupture est sur-revendiquée par E. Bond, il nous paraît intéressant d'aborder sa dramaturgie en partant de l'optique inverse, à partir des différents héritages que l'on peut y trouver, afin de nous interroger sur la réalité de la rupture et les enjeux des emprunts et resémantisations éventuels.
Edward Bond, entretien déjà cité, p. 5.
Edward Bond, « Lettre à Terry Hands », in L'énergie du sens, op. cit., p. 22.
Jacques Derrida, Spectres de Marx. Paris, Galilée, 1993, p. 31 : « Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu'une ontologie ou qu'une pensée de l'être. […] Elle abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets particuliers, l'eschatologie et la téléologie même. » Cité par E. Angel Perez, Voyages au bout du possible, op. cit., p. 206, note 23.
C'est à ce titre que la gestuelle du chœur des morts dans Naître nous paraît inspirée du Butô, « danse des ténèbres » née au Japon après 1945, à partir de cette même fondation.
Edward Bond, « Avant-propos », Les Enfants, in Edward Bond, traduction Jérôme Hankins, Les Enfants, suivi de Onze débardeurs, Paris, L’Arche, 2002.
Il existe également une explication plus pragmatique, qui tient au fait que la pièce a été conçue par E. Bond pour tourner avec deux comédiens professionnels pour les rôles d’adultes, qui font l’intégralité de la tournée, tandis que les enfants sont des amateurs, qui changent selon les lieux, et ont de fait moins de temps pour apprendre le rôle. Mais cette explication ne permet pas à elle seule d’expliquer ce choix de l’improvisation pour les enfants, car l’on pourrait arguer du fait que les enfants sont capables d’apprendre un rôle, qu’il y aurait même un intérêt pédagogique à exercer leur mémoire. En outre, cette raison n’est pas celle revendiquée dans le texte publié.
E. Bond, Le Crime du XXIe siècle, op. cit., p. 83.
Elizabeth Angel Perez, « L’humain au fil de la trame : Edward Bond et la nécessité du théâtre », in Le théâtre sans l’illusion, Revue Critique n°699-700, août-septembre 2005, p. 696.