ii. L'aggro-effect, transposition post-moderne de la catharsis ou construction contre, tout contre le théâtre épique ?

Ce que E. Bond conserve du renversement par un effet violent, c'est uniquement l'effet violent, décontextualisé, qui ne renvoie plus à un sens global de la fable mais fonctionne de manière autonome :

‘« L'aggro, en plaçant le public devant des actes horribles, odieux, ou tout simplement extrêmes, veut être une véritable agression qui - loin de ne chercher qu'à procurer une sensation forte ou un choc gratuit - vise à impliquer pleinement le spectateur en faisant appel à l'émotion, mais afin de susciter en lui une réflexion, voire un raisonnement, quant à la signification de ce qui a lieu sur scène, une analyse, voire une mise en question, de ses causes et de ses mécanismes, etc. » 501

Cet aggro-effect doit donc tout autant être interprété comme référence, sous forme de rejet, au théâtre épique. G. Bas le définit ainsi comme « un procédé anti-brechtien, autrement dit l'opposé de l'effet de "distanciation." » 502 E. Bond s'oppose au théâtre épique brechtien en ce qu'il ne met pas à distance la catharsis mais la recycle, la cite, conforme en cela à l'esthétique post-moderne décrite par J.-F. Lyotard et Y. Michaud. Alors que Brecht s'opposait au théâtre aristotélicien en construisant un modèle alternatif, E. Bond renvoie dos à dos ces deux modèles comme dépassés, et les fait jouer l'un contre l'autre. Nous rejoignons ainsi les analyses de C. Naugrette sur le post-cathartique, qu'elle décèle chez E. Bond mais également dans d'autres dramaturgies post- :

‘« D’une certaine façon on pourrait dire que si la catharsis en tant que telle a effectivement disparu dans le drame, il y a aujourd’hui du cathartique – voire même du postcathartique – et que ce cathartique fait partie des matériaux recyclés par le théâtre moderne ou postmoderne, au même titre que les mythes ou les figures des héros antiques. » 503

Ce qui s’apparente de prime abord à la catharsis en termes d’affects et de relation énergétique n'a plus la même fonction dramaturgique parce que le procédé ne joue plus uniquement sur le plan intradiégétique, entre spectateurs et personnages, mais engage frontalement la relation réelle qui se joue entre spectateurs et acteurs, d'être humain à être humain : « La violence n’est plus comme dans le théâtre grec ce qui permet la catharsis et le phénomène de reconnaissance, mais l’objet même de cette reconnaissance. La violence ne se constitue plus comme ce qui donne à voir, mais ce qui se donne à voir et à identifier. » 504 C'est donc au sens strict qu'il faut considérer l'affirmation de E. Bond selon laquelle « les concepts de tragédie, solution, catharsis, [sont] dépourvus de sens à présent. » 505 Il renoue avec la catharsis à ce détail lourd de conséquences près que la souffrance éprouvée par le spectateur ne provient plus prioritairement de la représentation d’un récit émouvant, mais de la mise en présence directe du spectateur avec une violence extrême montrée et non mise à distance par la médiation d’un récit orienté vers une fin. Et si E. Bond emprunte au drame aristotélicien la construction d'une fable cohérente, ce n'est pas dans l'optique de faire émerger un sens mais d'interdire le principe épique de dé-composition de la fable, d'empêcher toute attention au déroulement, et d'empêcher que fonctionne le principe épique que Benjamin avait baptisé du terme d'étonnement. 506 Or celui-ci repose sur « des enjeux déjà à l'œuvre dans La Poétique d'Aristote. A l'instar de la catastrophe aristotélicienne, le dénouement du théâtre épique est le lieu où s'esquisse ce que Paul Ricoeur nomme une « conversion du regard » 507 , qu'il revient au spectateur de prolonger dans le monde réel de l'éthique et de la politique » 508 , alors que E. Bond voudrait réduire le théâtre brechtien à un didactisme de « salle de classe » 509 , où la fin de la fable affirmerait un sens et clôturerait le débat. On peut mesurer tout l'écart entre son interprétation de Brecht et celle qu'en a donné Bernard Dort, qui insistait quant à lui sur l’opposition du drame épique au drame aristotélicien :

‘« Au drame clos et délimité […] l'action du théâtre épique substitue un récit continu et illimité. La chaîne des comportements et des paroles, généralement désaccordés, ne comporte pas de conclusion. […] Ici, nul apaisement définitif ne clôt l'œuvre : il n'y a ni rétablissement d'un ordre ancien, ni établissement d'un ordre nouveau, ni "réalisation du rationnel et du vrai en soi." […] Les contradictions fondamentales subsistent. Elles sont seulement devenues plus "lisibles" pour le spectateur. » 510

E. Bond caricature à la fois le théâtre aristotélicien et le théâtre épique, les fait jouer l'un contre l'autre, pour mieux les faire fonctionner comme des mythes dépassés, et pour mieux détruire toute idée d'une fin de la fable. La souffrance du personnage et du spectateur est à elle-même sa propre fin, parce que la fable n'a plus ni terme ni sens.

Notes
501.

Georges Bas, « Glossaire », in Edward Bond, La Trame cachée. Notes sur le théâtre et l'Etat, trad. Georges Bas, Jérôme Hankins et Séverine Magois, Paris, L'Arche, 2003, p. 295.

502.

Idem.

503.

Catherine Naugrette, Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l'humain, Belfort, Circé, 2004, p. 146.

504.

Idem.

505.

Edward Bond, Lettre à Cassandra Fusco, citée par Jérôme Hankins, « La raison du théâtre selon Edward Bond : des outils esthétiques pour une nouvelle pratique de la scène », Thèse de Doctorat, Université Paris III, 2002, p. 51.

506.

Walter Benjamin, « Qu'est-ce que le théâtre épique ? », in Essais sur Bertolt Brecht (1939), traduction Paul Laveau, Petite collection Maspero, 1969, p. 29.

507.

Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 286.

508.

Hélène Kuntz, Poétiques de la catastrophe dans les dramaturgies modernes et contemporaines, Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac, Université Grenoble 3, 2000, tome I, p. 306.

509.

Edward Bond, entretien déjà cité, p. 5.

510.

Bernard Dort, « Pédagogie et forme épique », op. cit., pp. 195-196.