iii. La faim sans fin des pièces de E. Bond.

C'est sur la question de la fin des pièces que l'on est d'abord tenté de situer le point de décrochage d'avec la dramaturgie aristotélicienne, mais une analyse de détail révèle que E. Bond rompt davantage encore avec la dramaturgie hégélienne ainsi qu’avec la dramaturgie épique. Rappelons ici encore que l’œuvre de E. Bond est à saisir dans son évolution, car sa position quant à la possibilité de représenter le monde et de s’inscrire dans l’histoire théâtrale d’un théâtre politique a évolué, ce que son œuvre récente, très cohérente, aurait tendance à faire oublier. Les premières Pièces de guerre sont encore référées à un contexte socio-historique plus ou moins précis. C’est donc sans surprise qu'elles travaillent la référence au théâtre épique et au théâtre d’agit-prop 511 comme en témoigne l’utilisation du gestus bien décrite par David Lescot. 512 Mais l’on assiste à une dé-contextualisation progressive, qui s’accompagne d’un retour dramaturgique corollaire au dramatique. Cette évolution est visible au sein même de la trilogie, entre Rouge, noir et ignorant écrit en 1984 et Grande Paix, écrit en 1990.La première pièce « oscille entre notre présent et un futur proche : le contexte social ainsi reproduit rassemble à dessein les signes de notre contemporanéité, condition sine qua non du fonctionnement de la légère anticipation présidant à la fiction d’une guerre nucléaire » 513 à l’inverse de la dernière, qui manifeste un retour au personnage et à la structure dramatique – en tous les cas à une structure non épique.

Le processus est manifeste à l’échelle de l’œuvre entière de E. Bond. Dans Café (Coffee, 1995), « E. Bond franchit un pas supplémentaire dans l’absence de notations historiques » 514 et « l’humain apparaît […] dépouillé de tout déterminisme historique, social et politique. » 515 Dans Le crime du XXI e siècle (The crime of the XXI th century, 1999), Chaises (Chair, 2000) ou Naître (Born, 2006), l’on constate ainsi le retour à une dramaturgie du drame, que l’on peut interpréter comme la conséquence de la perte de la croyance dans la possibilité de changer le monde et dans la capacité du théâtre à constituer une « propédeutique de la réalité. » 516 Mais s’il s’agit d’un retour au dramatique par opposition à l’épique, il ne s’agit pas d’un retour à la dramaturgie aristotélicienne. Parce que désormais il n’y a plus d’Histoire, donc plus d’action dramatique dont le déroulement serait tendu vers une fin. La perte de la fin et la perte du sens s’accompagnent l’une l’autre. A ce titre, la fin qui n’en finit pas de Naître est assez éloquente. Toute la séquence Cinq, qui se situe dans la même pièce que la première, peut être considérée comme une démultiplication de la fin. Le personnage de Donna a reconstitué à la fois son rôle de mère et un semblant de communauté, et donne à manger à des morts, qu'elle gâte comme elle ne peut plus gâter son fils disparu. Quand l'enfant prodigue revient, elle ne le reconnaît plus, et refuse de lui donner à manger, parce qu'il est vivant. La seule parole de Luke, « j'ai faim », correspond pourtant à la demande primordiale de l'enfant à sa mère. La mère ne veut pas, ne peut pas, combler la faim de son enfant, parce qu'à ses yeux seuls les morts ont vraiment faim. Mais même cette fragile communauté se révèle inhumaine et la mère du bébé que Luke a tué dans la séquence 3 finit par déchirer le bébé que le chœur des morts lui avaient reconstitué dans une « nativité » 517 dérisoire et touchante, parce qu'elle a faim :

‘« La Femme ouvre le poing du B é b é en le déchirant. Elle prend comme une griffe la nourriture qu'il y a dedans. L'engouffre dans sa bouche. S'enfonce la main dans la bouche pour forcer la nourriture à descendre. Ses gestes sont tendus et efficaces. » 518

Cette faim renvoie bien sûr au premier degré à la misère des personnages dans un monde en état de guerre perpétuel. Mais, elle renvoie également, sur un plan symbolique, à la faim de sens qui continue d'habiter l'homme. Notons que cette faim symbolique dévorante est également à l'œuvre dans Le Crime du XXI e siècle, où elle est plus explicitement corrélée au besoin de sens et de justice :

‘« Il est juste que nous mangions mais manger ne nous rendra pas juste
Nous aurons faim de justice
Sans justice notre faim grandit jusqu'à nous faire dévorer la terre » 519

Dans Naître, la faim qui anime le personnage de Luke peut être considérée comme la manifestation ultime de la faim de sens qui l'anime dès qu'il est adulte. Parce que la vie et le monde n'ont pas de sens, le personnage recherche le sens de la fin : « Je veux savoir : comment c'est à la fin ? Le corps, je sais ce qui lui arrive. Je sais tout ça. Je l'ai vu. Je veux savoir comment c'est dedans. Ce qui se passe dans la tête à la fin. Où c'est qu'on est. » 520 Et c'est cette quête acharnée du sens qui le rend inhumain, plus qu'une cruauté ontologique. C'est pour cela qu'il est amené à tuer le bébé de « la femme » d'une manière particulièrement cruelle à la séquence 3. Cet acte n'est pas un acte de violence gratuite, tout au contraire, c'est un moyen en vue d'une fin très précise : obtenir une réponse quant au sens qui pourrait surgir à la fin de l'existence d'un individu à défaut de pouvoir viser le sens de la fin de l'homme et plus encore le sens de l'humanité. L'effet comique de la persistance d'une parole de douceur en contraste absolu avec l'horreur de la situation, procédé à l'œuvre dans ces deux séquences (Luke avec le bébé, Donna avec les morts), conduit le spectateur à mettre à distance son émotion. Et cette violence qui dure, qui s'éternise, dans la séquence 3 comme dans la séquence 5, finit par désensibiliser le spectateur, par l'anesthésier pourrait-on dire, peut-être parce qu'il est placé dans le même état de choc que les personnages de mères (la mère du bébé et Donna), censément les plus humains, mais peut-être aussi parce qu'il est, par l'accumulation de violence, conduit par E. Bond sur la voie de la réflexion. C'est toute la gageure de l'esthétique bondienne, qui se situe encore dans le champ de la représentation et interroge l'humain, bien que la violence qui s’y manifeste puisse parfois paraître intransitive :

‘« Bien qu'ayant une incontestable dimension éthique et politique, ce mélange paradoxal d'émotion et de réflexion sur lequel repose l'aggro en fait un procédé risquant de provoquer malentendus ou incompréhensions. Diverses scènes de nombreuses pièces de E. Bond, tout au long de sa carrière, jugées insupportables ou scandaleuses, en sont la preuve. » 521

De même la démultiplication de la fin peut tout simplement lasser le spectateur, au lieu qu'il y voie le sens profond de la pièce et de la quête de E. Bond. Car, à l'inverse de l'unicité et de l'unité de « l'événement théâtral », le sens d'une pièce comme Naître nous paraît sourdre dans le délitement de sa fin, sans espoir, qui laissent littéralement les personnages et le spectateur sur leur faim. Le personnage de Donna, affamé lui aussi, trouve une miette, microscopique, mais tangible. Possible métaphore d'un espoir en germe, celui d'un rassasiement de la faim inextinguible de l'homme par un personnage christique ?

‘« Une miette. Elle va vers la miette. La regarde par terre. Nous vivrons. Nous devons vivre ! Tous. Elle ramasse la miette. Elle est à vous - c'est pour ça qu'elle est là. Mangez-là. Ceci est la miette qui nous était promise. La tend vers les morts. Prenez-la. Mangez. Ensuite je la prendrai pour nourrir ceux qui ont faim. Je la partagerai dans le monde. Pour que tous mangent - ils ne mangent pas - si un seul d'entre vous la mange - ça suffira. Mangez-la même si c'est du poison. Mangez-la même si c'est plus amer que la faim. » 522

Donna n’est pas Jésus, et toute à sa logorrhée, elle finit par perdre la miette, et quand enfin elle la retrouve et la mange, elle s'étouffe. Trop-plein ou trop peu, absence ou excès, le rapport de l'homme à sa faim, au monde, à lui-même, à l'espoir, n'est jamais adéquat. Et le personnage ne parvient même pas à mourir, ce qui mettrait un terme à cette souffrance qui s'éternise. Donna est réveillée par son mari qu'elle ne reconnaît pas, et quand enfin elle finit par mourir brusquement, sans sommation, à la dernière page, l'acte est donné au spectateur comme un non-événement, il tient en une didascalie et a lieu hors-scène : « Dehors, deux coups de feu isolés. » 523 Est-ce à dire que la mort du personnage n'est pas digne de représentation, ou qu'il est déjà mort ? Peut-être que cette démultiplication de la fin a pour fonction de déplacer l'attention du lecteur-spectateur sur sa faim de sens et sur son horizon d'attente quant à la fin d'une pièce.

Notes
511.

David Lescot, « Dramaturgies des guerres passées, présentes et futures », in Dramaturgies de la guerre, Paris, Circé, 2001, p. 218 et p. 268.

512.

Ibid, p. 219.

513.

Ibid, p. 223.

514.

Ibid, p. 224.

515.

Ibid, p. 218.

516.

Bernard Dort, « Une propédeutique de la réalité », 1968, in Théâtres, Paris, Point, 1986, pp. 275-296.

517.

E. Bond, Naître, op. cit., p. 80.

518.

Ibid., pp. 80-81.

519.

Le Crime du XXIe siècle, op. cit., p. 83.

520.

Ibid., pp. 32-33.

521.

Georges Bas, « L'aggro-effect », in La Trame cachée, op. cit., p. 295.

522.

E. Bond, Naître, op. cit., p. 88.

523.

Ibid, p. 91.