iv. De l'héritage au recyclage.

On le voit, qu'il s'agisse de la dramaturgie aristotélicienne ou du théâtre épique, E. Bond se situe dans une ambivalence. C'est surtout à l'égard de Brecht que la dette s'avère problématique pour E. Bond, comme en témoigne cette lettre à Rudolph Rach : « Vous savez que j’estime avoir subi l’influence de Brecht et il va de soi qu’il continuera de m’influencer. Mais il s’agit d’une influence au sujet de laquelle j’ai toujours éprouvé – et exprimé – un certain malaise. » 524 S'il estime le drame aristotélicien inutile et ne permettant pas de penser l'homme post- et le monde post-, il va plus loin encore concernant le théâtre brechtien, estimant qu'il peut être tenu pour coupable ou à tout le moins complice de la catastrophe. « Auschwitz, c’est le théâtre de l’effet-D [l’effet de distanciation ] tout comme le Goulag et Babi Yar » 525 et réciproquement « la distanciation, c’est le théâtre d’Auschwitz. » 526 E. Bond justifie par cet argument son rejet global de toutes formes théâtrales antérieures, de l’identification stanislavskienne comme celui de la distanciation brechtienne ou la performance artaudienne, par le fait qu’aucune d’entre elles n’a été capable d’empêcher Auschwitz :

‘« L’art de la « performance », les happenings, le rituel, le drame mystique, le cri primal, […] l’Absurde, le théâtre de la cruauté, […] recourir à l’émotion plutôt qu’à la raison au lieu de recourir à la raison (à ce que signifie la situation) pour créer l’émotion – de telles choses ont moins à voir avec l’art que l’honnêteté de cet orchestre qui jouait à Auschwitz. » 527

La raison pour laquelle E. Bond s'oppose au théâtre épique brechtien, la raison pour laquelle il ne parvient pas à le lire autrement qu'en le caricaturant, c'est que la rupture entre ces deux dramaturgies se situe dans leur fondation anthropologique. La matière première de la dramaturgie épique, c'est l'homme dans ses relations aux autres et à la société, l'homme en tant qu'il est dans l'Histoire, dans un monde socio-économique en devenir et qu'il peut contribuer à changer : « Le théâtre épique s'intéresse avant tout au comportement des hommes entre eux, là où ce comportement présente une signification historico-sociale, autrement dit dans ce qu'il a de typique. » 528 Et à l'inverse la matière première du théâtre de E. Bond c'est l'individu et la société considérées comme des entités. Ce théâtre en définitive moins politique que moral voire moraliste renoue avec une logique de la faute et de la culpabilité éternelle, avec pour seule nouveauté la perte absolue et irrémédiable de tout espoir de rédemption. L'opposition entre E. Bond et Brecht devrait cependant être nuancée, dans la mesure où il nous paraît que le pessimisme anthropologique de E. Bond affleure déjà, en germe, dans certains textes de Brecht, sous forme d'une interrogation inquiète. Homme pour Homme questionne de fait la nature de l'homme et la responsabilité qu'il partage avec la société dans sa propre évolution, à travers la transformation consentie du paisible Galy Gay, qui prend l'habit et le rôle du soldat Jeraiah Jip, jusqu'à devenir tout aussi féroce et inhumain que l'original. Comme l'analyse Dort, « pour être Jeraiah Jip, Galy Gay doit enterrer le vieux Galy Gay. Plus exactement : il faut qu'il démonte Galy Gay et remonte Jeraiah Jip, à partir des pièces détachées de Galy Gay. » 529 Cette description d'un personnage qui se dépèce et se rapièce pourrait contenir en germes une inquiétude quant à la dé-composition de l'humain, voire de l'humanité, et la version de 1936 de la pièce pourrait anticiper le basculement d'une réflexion socio-historique à une réflexion ontologique sur la nature de l'homme. Face à la montée du national-socialisme, Brecht oriente le sens de la pièce vers une réflexion sur l'influence de la masse sur l'individu. Mais dans la première version, qui date de 1928, l'influence historique qui prédomine est celle de la guerre, et l'influence esthétique l'expressionnisme, que Brecht récusera ensuite mais qui nourrit toutes ses premières œuvres, de même qu'elle informe la compréhension de l'œuvre de E. Bond.

Notes
524.

Edward Bond, La trame cachée, trad. Georges Bas, Jérôme Hankins, Séverine Magois, Paris, L’Arche, 2004, p. 260.

525.

Ibid.., p. 258.

526.

Ibid, p. 283.

527.

Ibid., p. 223.

528.

Bertolt Brecht, « De l'emploi de la musique pour un théâtre épique », Ecrits sur le théâtre, texte français de Jean Tailleur, Gérald Eudeline et Serge Lamare, Paris, L'Arche, 1964, p. 96.

529.

Bernard Dort, Lecture de Brecht, op. cit., p. 53.