Nombre des caractéristiques de la dramaturgie E. Bondienne peuvent être interprétées comme un héritage du théâtre expressionniste : les « personnages érigés en types », qui fonctionnent moins comme des catégories sociales que comme des essences « neutres » (l'enfant, la mère) 530 , la référence au drame à stations, autour du personnage de mère à l'enfant : dans la seconde partie de Grande Paix et dans Naître. Surtout, deux éléments fondamentaux rapprochent l'esthétique expressionniste du théâtre E. Bondien, le surnaturel et la violence. Rappelons que dans Les Marchands de Pommerat, le surnaturel est présent comme le seul espoir de sens dans lequel le personnage de l’amie de la narratrice trouve refuge, et donc de manière distanciée – puisque le personnage finit par tuer son fils et se retrouve dans une institution psychiatrique. Chez E. Bond, le pas est franchi, de la conscience mise à distance d’un personnage à la construction dramaturgique, et, comme dans le théâtre expressionniste, les morts parlent – et ce dès la première des Pièces de guerre, construite autour du personnage du Monstre, coryphée du chœur des morts : « Le Monstre de la première pièce est, en vérité, un plus-que-mort : arraché au ventre de sa mère durant l'apocalypse nucléaire, il n'a pas même vécu et c'est en non-vivant, en non-existant, en promesse de vie mort-née qu'il va décliner de scène en scène cette existence à laquelle il n'a pas eu accès. » 531 La danse macabre est de même un topos de l'œuvre E. Bondienne, et l'analyse menée par Jean-Pierre Sarrazac sur les Pièces de guerre 532 pourrait être prolongée jusqu'à Naître. L'atmosphère macabre provient non seulement de la présence des morts au milieu des vivants, mais du rapport de causalité, des modalités du passage de l'une à l'autre condition. Comme dans le théâtre expressionniste, la violence à l'œuvre chez E. Bond peut paraître gratuite, créant une impression de raptus généralisé, l'« impulsion violente et soudaine pouvant conduire un sujet délirant à commettre un acte grave (homicide, suicide, mutilation) » 533 prenant l'allure d'une catastrophe planétaire. On retrouve ainsi une atmosphère d'apocalypse, de « fin de monde » qui inspire un « pathos de la révolte contre la société » 534 Mais la différence d'avec le théâtre expressionniste demeure en définitive la même que celle qui sépare E. Bond du théâtre aristotélicien ou épique. Ici il n'y a plus « l'aspiration messianique vers un autre monde » ni l'auto-proclamation corollaire du « héros de lumière en marche vers l'éternité, prophète de la « fraternité universelle », perdu dans un sentiment cosmique et intemporel du monde » 535 , de même qu'il n'y a plus la confiance dans le Nouveau contre l'Ancien ni dans le peuple, le personnage populaire prenant souvent chez E. Bond l'aspect du « hooligan autodestructeur. » 536 Ce décalage considérable entre les enjeux du théâtre expressionniste et ceux du théâtre post-humain de E. Bond incite à s'interroger sur les motivations de cette référence. Jean-Michel Palmier constate avec d'autres la résurgence de l'expressionnisme sur la scène théâtrale contemporaine – le propos date de 1995, mais l'engouement des metteurs en scène pour certains auteurs expressionnistes et leurs précurseurs, comme les emprunts de certains dramaturges, E. Bond en tête, aux techniques expressionnistes, ne se dément pas au début du XXIe siècle. Cette actualité du théâtre expressionniste et de l'expressionnisme dans les dramaturgies contemporaines, est analysée par J.-M. Palmier comme un symptôme idéologique lié à un désenchantement à l'égard de Brecht, qui s'explique à la fois par la médiocrité d'un certain brechtisme mais aussi, et surtout, par le fait que « le monde n'apparaît plus comme transformable alors que pour Brecht il ne pouvait être montré, sur les planches d'un théâtre, que comme tel. » 537 L'analyse de Jean-Michel Palmier nous incite à nous interroger plus globalement sur les enjeux et les conséquences de ce changement de paradigme idéologique à l'œuvre dans le théâtre contemporain, et à nous interroger sur le basculement d'un théâtre politique à un théâtre post-politique par son ancrage idéologique, mais anté-politique par les héritages dramaturgiques qu'il convoque, qui emprunte à l'expressionnisme sa violence et radicalise la révolte contre la société en pessimisme anthropologique. S’il demeure pétri de références aux formes antérieures de théâtre politique comme à l’ambition d’un théâtre propédeutique à l’action politique, le théâtre postpolitique est marqué au sceau de la rupture esthético-idéologique. L’effondrement de l’espoir d’un progrès de la civilisation et l’abandon du projet critique se manifestent au théâtre par le rejet d’une esthétique de la représentation distanciée du monde orienté par et vers ce projet. Le théâtre postpolitique se fait volontiers commentaire méta-discursif qui théorise et représente son impossibilité à dire le monde, dans une esthétique de dé-composition des formes traditionnelles de théâtre politique, le théâtre épique en tête. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de renoncer à la représentation critique cohérente du monde au profit d’une expression de son caractère contradictoire et violent. Le changement de paradigme axiologique est également manifeste en termes de réception programmée par les spectacles. Puisque dire le monde, en donner une représentation critique cohérente au premier degré n’est plus possible, deux alternatives concentrent désormais tout l’univers des possibles, entre lesquelles il ne s’agit d’ailleurs souvent pas de trancher, les spectacles jouant du double-sens, et de l’équivoque, entre ironie et second degré d’une part, et d’autre part annihilation de l’esprit critique d’un spectateur pris dans le présent de ses sensations physiques – dont le théâtre-concert constitue un exemple, et la vision de la violence un autre.
Voir Jean-Michel Palmier, « Déclin et résurrection du théâtre expressionniste ? », in Actualité du théâtre expressionniste, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Sarrazac, Louvain-La-Neuve, Etudes Théâtrales n°7, 1995, p. 11 et p. 12.
Jean-Pierre Sarrazac « Résurgences de l'expressionnisme, Kroetz, Koltès, E. Bond », in Actualité du théâtre expressionniste, op. cit., p. 150.
Idem.
Ibid, p. 152.
Jean-Michel Palmier, « Déclin et résurrection du théâtre expressionniste ? », in Actualité du théâtre expressionniste, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Sarrazac, Louvain-La-Neuve, Etudes Théâtrales n°7, 1995, pp. 9-15.
Ibid,, pp. 12-13.
Jean-Pierre Sarrazac, op. cit., p. 151.
Catherine Naugrette, Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l'humain, op. cit, p. 14.