ii. D'un Mal comme moyen à un mal métaphysique et anti-politique.

En appuyant légèrement le trait, l’on pourrait dire que nous sommes passés d’un mal conçu comme un moyen nécessaire pour revitaliser une civilisation dégénérée à l’idée contemporaine d’un triomphe du Mal, seule fin d'un monde postmoderne. Certes dans les années 1930 Artaud estimait que « comme la peste il [le théâtre] est le temps du mal, le triomphe des forces noires. » 547 Il existe de fait toute une lignée d'artistes pour qui le théâtre ne se contente pas de représenter le mal mais a partie liée avec le mal : Sade, Baudelaire, Lautréamont, Bataille. Pour Artaud et Bataille notamment le Mal est nécessaire comme étape vers un renouveau et un retour aux sources de la vie. Et Catherine Naugrette de citer dans Paysages Dévastés l'analyse que fait Monique Banu-Borie de la violence chez Artaud comme moyen « indispensable pour rejoindre la force du rebrassement intérieur et extérieur qu'implique tout vrai retour aux sources de la vie. Car telle est la tâche qu'Artaud assigne au poète comme au peintre authentiques - à ces artistes-initiés, seuls capables, dans notre culture, de retrouver encore le chemin du monde perdu. » 548 Mais le Mal a changé de visage désormais, il n’est plus pensable dans les dramaturgies en question comme un moyen – choisi – mais comme la fin monstrueuse et inévitable du monde et de l’Histoire qui rompt avec l’ « utopie de l’art ». 549 L'homme contemporain a fait l'expérience irrémédiable du mal à la fois radical 550 et banal 551 , et de la conjonction de ces deux notions est né le paradoxe violent que doit désormais affronter l'individu, « qu'à l'incommensurable monstruosité du mal absolu réponde l'apparente « normalité » sociologique et clinique des criminels. » 552 Telle est la condition de l'homme postmoderne :

‘« La vérité, aussi simple qu'effrayante, est que des personnes qui, dans des conditions normales, auraient peut-être rêvé à des crimes sans jamais nourrir l'intention de les commettre, adopteront, dans des conditions de tolérance complète de la loi et de la société, un comportement scandaleusement criminel. » 553

Et une partie du théâtre contemporain se fonde sur les ruines de toute utopie et laisse donc la cruauté à nu, immanente dans un monde privé de toute eschatologie :

‘« Une telle utopie [l’utopie d’un mal-moyen au service d’une fin de régénération présente chez Artaud] me semble avoir aujourd'hui disparu chez les artistes d'aujourd'hui. Si le théâtre moderne et peut-être surtout postmoderne porte bien en lui des traces de la cruauté artaudienne, s'il en est bien, dans une large mesure, l'héritier, la violence qui le définit est désormais coupée de toute vision utopique. Là où l'approche du Mal était encore chez Artaud fondée sur le rêve d'un théâtre nouveau et l'espérance d'une vraie vie, dans le théâtre de l'après Auschwitz, chez Sarah Kane, comme chez ses contemporains, mais tout aussi bien déjà chez Beckett, E. Bond, Müller ou Gabily, le Mal est devenu le paradigme d'un monde sans but ni devenir. Un monde sans joie. Désenchanté. Désolé. Dévasté. » 554

Cinquante ans après, la Shoah hante toujours les consciences et tout spécifiquement celles des auteurs de théâtre, marqués de manière indélébile par cet « inconsolable de la pensée. » 555 Cet événement fonctionne désormais non pas comme un fait historique mais comme un traumatisme indépassable, symbole de la barbarie, cette nouvelle condition humaine. Il ne peut se mettre au passé, parce qu’il ne saurait s’inscrire dans l’histoire.

Notes
547.

Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1985, p. 44.

548.

Monique Borie, Antonin Artaud, le théâtre et le retour aux sources, Une approche anthropologique, NRF, Gallimard, Paris, 1989, p. 87.

549.

Catherine Naugrette, Paysages dévastés, op. cit., p. 158.

550.

Formule de Kant dans La religion dans les limites de la simple raison.

551.

Formule de Hannah Arendt à propos du procès d'Eichmann à Jérusalem.

552.

Myriam Revault d'Allonnes, Ce que l'homme fait à l'homme. Essai sur le mal politique, La couleur des idées, Seuil, Paris, 1995. p. 38.

553.

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, Agora Pocket, Calmann-Lévy, Paris, 1961 et 1983, p. 79.

554.

Catherine Naugrette, Le lieu du drame, in Le théâtre et le mal, Registres n°9-10, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, hiver 2004 - printemps 2005, p. 12.

555.

Myriam Revault d’Allonnes Fragile humanité, Paris, Aubier, 2002, p. 151.