b. Remise en question des codes de représentation : Vers une esthétique de la performance.

i. Historique du corps comme texte : « Et le verbe s'est fait chair ».

Sans nous attarder sur les origines de l’esthétique de la performance dans les années 1910-1920 560 , insistons sur le contexte des années 1960-1970, quand le slogan « tout est politique » de Gramsci va réactiver les ambitions esthétiques et politiques de la performance. La formule du philosophe marxiste italien signifie que toutes les composantes de la société, y compris celles qui ressortissent en apparence à la sphère privée, peuvent opérer comme objets politiques en ce qu’elles sont des lieux où se jouent des relations de pouvoir. Le corps, et plus encore le corps de l’opprimé - corps opprimé de femme, corps d’ouvrier, corps d’homosexuel – s’appréhende désormais comme lieu possible voire privilégié de manifestation des enjeux de pouvoir, et si l’on accepte de suivre Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes 561 on peut même avancer que « les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps. » Tout en demeurant dans le registre de la représentation, les dramaturgies ressortissant à ce que qui s’est nommé le « théâtre du quotidien » vont manifester la réfraction des relations de pouvoir dans les sphères privée et intime, le conditionnement gestuel qui en vient à définir l’ouvrier dans toute son existence, y compris hors des heures pointées à l’usine, comme en témoignent des pièces comme L’entraînement du champion avant la course 562 , Travail à domicile 563 ou encore Loin d’Hagondange. 564 Ce déplacement de la focale – manifeste également dans la prédilection de ces dramaturgies pour le thème du fait divers articulé à l’incapacité des personnages à se dire, phénomènes décrits comme individuels mais dont le lecteur-spectateur ne peut que supputer les causes sociales 565 – témoigne aussi et surtout de la difficulté grandissante qu’éprouvent les artistes à aborder les questions politiques dans une perspective globale et synthétique, du fait de l’effritement progressif de la philosophie politique marxiste 566 et démontre l’importance d’une analyse du contexte politique pour appréhender les évolutions d’un théâtre à ambition politique.

Cette mise en exergue du corps s’avère propice au retournement de perspective ou à tout le moins à un corps-à-corps serré entre le personnage et l’acteur, et à travers cette incarnation dédoublée, entre le texte et la mise en scène. De fait, dans les années 1960 et surtout 1970 va se développer une forme d'art vivant spécifique, point de rencontre esthétique entre le théâtre, la danse et les arts plastiques, mais aussi point de rencontre entre une forme d'art et « une attitude existentielle. » 567 En réaction contre le mythe de l'artiste démiurge, génie extra-ordinaire, certains vont revendiquer le corps banal et le geste quotidien, anti-héroïque et anti-dramatique, ce décentrement participant d'une désacralisation de l'œuvre, mais qui va paradoxalement passer par une forme de ritualisation du corps de l'artiste, matériau des performances et happenings. Le corps de l'artiste devient corps artistique, et le plus souvent, lieu de militantisme, le « corps authentique » s'opposant au corps normé, conforme. (Corps de femme, corps jeune, corps afro-américain, par opposition au modèle dominant de l'individu de sexe masculin blanc, hétérosexuel, installé dans la société, dans le monde et dans la quarantaine.) Mais la relation entre ces deux types de corps n'est pas de pure opposition, et la position critique de l'artiste fait place à une forme d'intersubjectivité corporelle, le corps authentique souffrant pour l'expiation des péchés des uns et par compassion avec les tourments des autres, victimes des premiers, tels les Vietnamiens agressés par les Etats-Unis et au-delà d'eux toutes les victimes de l'impérialisme occidental à travers le monde. 568 L'automutilation des actionnistes viennois attaque de front les tabous, et participe de l'idée que le politique n'est pas un champ spécifique, que le personnel, le privé, est politique. Ce qui est vécu par le corps comporte une dimension politique, et réciproquement, tout engagement politique met le corps en jeu. 569 La violence comme réalité et comme métaphore se trouve ainsi au cœur de la performance comprise comme espace-temps non plus de représentation mais de relation interpersonnelle, la violence réciproque de ce que l'artiste montre au spectateur et celle que le spectateur peut faire subir à l'artiste 570 opérant comme métaphore de la violence non seulement politique mais ontologique des hommes entre eux. Une tendance masochiste apparaît donc dans l'art corporel, qui retrouve une nouvelle vigueur dans les années 1980 et surtout 1990 à mesure que se répand l'épidémie de Sida, le corps malade étant exposé à la fois pour témoigner et pour que la représentation l'apaise, selon une conception d’ordre chamaniste. 571 Dort parle à juste titre de « transes corporelles » des interprètes, qualifiant l’objet théâtral obtenu de « fête noire. » 572 L'évolution considérable qu'apporte la performance à la conception du corps de l'artiste semble avoir par contiguïté infléchi la perception que s’en font en France aujourd’hui les artistes de théâtre plus conventionnels dans leur rapport à la représentation, du fait notamment de la croyance commune dans la mission du théâtre, expiatoire pour l’individu - spectateur ou artiste - et sacrificielle pour l’artiste. Et ce sont à la fois la dramaturgie et l’écriture scénique des spectacles qui s’en trouvent bouleversées.

Notes
560.

Nous renvoyons ici essentiellement aux travaux de Roselee Goldberg.

561.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

562.

Michel Deutsch, L’entraînement du champion avant la course, Théâtre ouvert Stock, 1975.

563.

Franz-Xaver Kroetz, Travail à domicile, L’Arche, 1991.

564.

Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange, Théâtre Ouvert Stock, 1975.

565.

Voici notamment ce que dit Franz Xaver Kroetz à propos des personnages de Travail à domicile : « Leurs problèmes ont des causes si profondes et sont tellement loin d’être résolus qu’ils ne sont pas capables de les exprimer par des mots. Ils sont introvertis. La société en porte une large responsabilité, les traitant sans égard et les laissant s’enfermer dans leur mutisme. En même temps, ces hommes se sont toujours fabriqué une thérapie par le travail, pour surmonter cette condition de sourds-muets. Ils sont toujours pris par une occupation quelconque. » Franz-Xaver Kroetz, Travail à domicile, op. cit., p. 9.

566.

Pour une étude approfondie de ces dramaturgies, nous renvoyons ici aux travaux d’Armelle Talbot, Théâtres du pouvoir, théâtres du quotidien, Nouvelles économies politiques du visible dans les dramaturgies des années 1970, thèse de doctorat en cours sous la direction de Christine Hamon-Siréjols.

567.

Otto Mühl, cité in La performance du futurisme à nos jours, Roselee Goldberg, Thames et Hudson, Paris, 1998.

568.

Consulter à ce sujet Cathy O'Dell, Contact with the Skin : Masochism, Performance Art and the 1970's, University of Minnesota Press, 1998.

569.

Sur toutes ces questions, voir Tracey Warr et Amelia Jones, Le corps de l'artiste, Éditions Phaidon, Paris, 2005.

570.

Roselee Goldberg évoque ainsi une performance de Marina Abramovic, Rythme O, créée à Belgrade en 1974. La « performeuse » autorisa les visiteurs à disposer d'elle à leur guise durant six heures «Ceux-ci pouvaient utiliser les instruments mis à leur disposition sur une table, susceptibles de lui causer de la souffrance ou du plaisir. Au bout de trois heures, ses vêtements avaient été découpés à la lame de rasoir, sa peau entaillée; un pistolet chargé, braqué sur sa tête, fut à l'origine d'une rixe entre ses bourreaux qui mit un terme à cette séance éprouvante. » in La performance du futurisme à nos jours, op. cit., p. 165.

571.

Ce phénomène ne concerne pas véritablement la France mais est très manifeste aux Etats-Unis notamment mais aussi en Chine. A ce sujet, l’on pourra consulter entre autre les travaux de Virginia Anderson (Tufts University.)

572.

Bernard Dort, « Une propédeutique de la réalité », op. cit., pp. 288-289.