iii. Etude de cas : l’effet politique de la déstabilisation du spectateur chez Rodrigo Garcia.

Plusieurs spectacles de Rodrigo Garcia utilisent ce principe de mélange des deux esthétiques, qui travaille l’interprète comme le spectateur et déstabilise les rapports entre le texte et l’écriture scénique. Dans Jardinage Humain 574 , deux acteurs interprétant une scène d’amour comique tentent de s’étreindre, mais se trouvent empêchés par d’innombrables sacs de course accrochés à leurs poignets et auxquels ils s’accrochent, qui s’emmêlent mais qu’ils refusent de lâcher. Après l’échec de la copulation et le départ de l’amoureux, la même actrice, restée seule, se fait performeuse, et engloutit sans un mot le contenu de tous les sacs, tandis que le spectateur assiste impuissant et fasciné à ce gavage en temps réel. Le cas diffère dans J’ai acheté une pelle en solde pour creuser ma tombe, où le dérangement ne provient plus de l’alternance entre performance et représentation, mais de l’incertitude quant au statut de ce qui est vu, ce n’est plus l’ambivalence qui dérange, mais l’ambiguïté. Dans le spectacle, le personnage de l’enfant est joué par un enfant. Choix de réalisme ? En l’occurrence, l’enfant, âgé d’une dizaine d’années, tient des propos choquants, homophobes et racistes, et ressent un plaisir évident qui met mal à l’aise le spectateur, incertain quant au fait que l’enfant joue et n’exprime pas sa propre opinion. C’est précisément cette incertitude qui intéresse Rodrigo Garcia, ce dérangement du spectateur. Le sens des spectacles réside dans le frottement entre une esthétique de la représentation et une esthétique de la performance, l’efficacité résultant du va-et-vient demandé au spectateur entre réception herméneutique et réception du choc physique, entre des séquences où l’acteur est un récitant et d’autres où il devient performeur. Cette alternance provoque une distance des interprètes face aux situations les plus violentes qu’ils peuvent incarner. Ce travail d’alternance dans les modes d’adresse passe par une forte remise en cause de la notion de personnage, conférant un nouveau statut à l’acteur. C’est la raison pour laquelle l’œuvre de Rodrigo Garcia nous semble difficilement analysable à partir du texte seul – et il n’est d’ailleurs pas anodin que cet auteur prenne en charge la mise en scène de ses spectacles :

‘« Décrire un espace, créer des personnages, remplir le texte d’indications scéniques : à ne jamais faire. Ici, les noms qui précèdent chaque phrase sont ceux des comédiens pour lesquels je suis en train de travailler, auxquels je pense lorsque que j’écris le texte. Il ne s’agit donc pas de personnages mais de personnes. » 575

Dans ses spectacles alternent des séquences de performance déjà mentionnées et des procédés beaucoup plus traditionnels, centrés sur le texte sinon sur le personnage. Garcia use notamment de la litanie par le biais de listes, énumérant les personnes ayant commis des actes de répression et de torture entre 1976 et 1983 en Argentine et graciées par Carlos Menem en 1990 » 576 ou encore ce dont tel ou tel doit avoir pitié 577 , liste des marques les plus connues et rebaptisées « ordures » et liste des auteurs que l’on peut encore trouver « en fouillant dans les ordures » de notre culture contemporaine 578 , liste des verbes correspondant aux actions vécues par le narrateur, « petite liste in progress des principaux enfoirés de l’histoire de l’humanité », volontairement provocatrice car regroupant des figures peu emblématiques du mal, voire positives, quoi que dans des registres fort divers ( L’apôtre Saint Jacques, Le Mahatma Gandhi, Médecins du Monde, Che Guevara, Nelson Mandela aux côtés de Marilyn Monroe, Janis Joplin ou Elvis Presley) et d’autres, plus complexes (Diego Maradonna, Jorge Luis Borges, etc. ) 579 Réelles ou fantaisistes, les listes sont toujours dénonciatrices, de petits problèmes, parfois mesquins, et de grands problèmes géopolitiques. De même s’entrechoquent dans les consciences occidentales les mieux averties des préoccupations contradictoires, qui vont des injustices et inégalités mondiales à l’envie de s’acheter une nouvelle paire de baskets Nike ou de regarder un film pornographique. Ces deux dernières envies procédent de fait chez Garcia de la même pulsion de consommation, comme l’exprime de manière très visuelle la séquence du film pornographique dans Jardinage humain, au cours de laquelle les baskets de marque remplacent les attributs sexuels et suscitent convoitise et lascivité des acteurs, avec la virgule de Nike, en toile de fond géante et gênante. Toutes les pièces de Garcia sont contradictoires, travaillent la contradiction, et la structure de Vous êtes tous des fils de pute nous paraît symboliser au niveau métadiscursif le fonctionnement de l’ensemble des pièces :

‘« La pièce est divisée en deux parties bien différenciées.
La première est un récit fragmenté d’événements personnels ; elle est incomplète, biographique, comme les pages libres d’un journal intime.
La seconde, au contraire, est totalisante, universaliste. […]
Première partie :
Un personnage, toujours le même, dira tout le texte, composé de X fragments de différentes durées.
A la fin de chaque fragment, un comédien / une comédienne l’embrasse sur la joue. Puis l’autre (il ou elle) lui flanque une gifle.
Il est inutile de préciser que la seule façon pour que tout cela fonctionne est […] que le baiser soit vrai, authentique, et que la gifle soit authentique, vraie. […]
Chaque action que nous avons réalisée, consciemment ou inconsciemment, tout au long d’une vie […] a récolté l’approbation des uns et les coups des autres, c’est-à-dire toujours le jugement d’un tiers. Et personne n’avait raison. » 580

Les spectacles de R. Garcia mêlent ainsi la gifle et la caresse, le particulier et le général, la représentation et l’action réellement vécue, ainsi qu’un troisième élément fondamental, le rire, qui prend alors sa véritable fonction freudienne de décharge émotionnelle, d’évacuation de la tension. L’on voit donc l’impossibilité qu’il y a à analyser l’œuvre de Garcia à partir du texte seul, et l’artiste met en scène dans son texte même cette impossibilité comme en témoigne la note liminaire du recueil contenant L’histoire de Ronald, le Clown de Mac Donald et J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe :

‘« Ces textes sont nés parallèlement aux créations théâtrales qui portent le même nom. Ce ne sont pas des pièces de théâtre à mettre en scène plus tard mais des matériaux qui, dans un livre, peuvent n’avoir aucun rapport entre eux et qui ne prennent vraiment sens que dans la structure de la représentation théâtrale. Voilà pourquoi je vous présente mes excuses si la lecture en est pénible, chaotique et ennuyeuse. » 581

Nous incluons pour partie R. Garcia dans la cité du théâtre postpolitique, dans la mesure où ses spectacles travaillent l'incertitude du sens et manifestent une contradiction de la pensée, et où son discours manifeste à la fois un rejet de la politique réduite à une classe d'hommes politiques menteurs et manipulateurs, et un rejet de la prétention de l'art et des artistes à donner une vision critique du monde et à le changer :

‘« Voici le premier lien entre ces deux figures, l'artiste et le politique, qui m'est venu à l'esprit : tous les deux mentent. Et ils se mentent à eux-mêmes. Le mensonge des hommes politiques : améliorer la vie d'autrui, alors qu'en fait, ils s'échinent à améliorer la situation de quelques privilégiés. […] De son côté, un petit groupe d'artistes s'égosille face au mensonge de la classe politique et ils mettent au point la tromperie suivante : quelqu'un doit mettre de l'ordre dans le grand désordre que les hommes politiques font régner sur le monde, et cette mission leur incombe en partie. Certains artistes pensent qu'ils sont sur scène pour déterrer le mensonge semé par les fonctionnaires de l'Etat. […] Finalement, je me sens comme une partie de l'engrenage, une pièce de cette énorme machine à laver les consciences. Je lave ma conscience dans mon discours non conformiste et le public en fait de même. Et ensemble, public et créateur, nous nous employons à graisser le rouage qui est en train de nous écraser. » 582

Deux éléments viennent toutefois nuancer fortement cette interprétation des spectacles comme du discours de R. Garcia. En effet, il décrit la société et non l'individu, et sa réflexion moins métaphysique que socio-historique, débouche donc « une référence, et même un hommage, à chaque petit noyau de résistance », de lutte politique. C’est à ces noyaux qu’appartiennent des gens aussi divers qu’« une personne travaillant gratuitement dans une soupe populaire de Tucumản, en Argentine » 583 , « certains artistes issus des arts plastiques, du cinéma ou du théâtre » 584 , ou encore « des gens qui mettent des bombes et qui ôtent la vie à d'autres gens. […] Ces combattants d'une vraie lutte armée constituent aussi des groupes historiquement cohérents de résistance. » 585 Le pessimisme anthropologique n’empêche donc pas chez R. Garcia la valorisation de l'action politique, en l'occurrence la plus radicale, justifiée par les inégalités économiques Nord-Sud. Cet artiste procède donc par imbrication du particulier au général et donne à entendre un discours critique qui décrit le monde contemporain non pas comme un monde composite incompréhensible mais également à partir de clivages sociaux et politiques, comme dans ce passage devenu célèbre de L’Histoire de Ronald, le clown de Mac Donald  :

‘« Si tu as neuf ans et que tu vis à Florence, tu vas au MacDonald's le dimanche.
Si tu vis en Afrique, tu couds des ballons pour Nike.
Si tu as neuf ans et que tu vis à New York, tu vas au MacDonald's le dimanche.
Si tu as neuf ans et que tu vis en Thaïlande, tu dois te laisser enculer par un Australien.
Après, deux avions se paient deux gratte-ciel et les gens s'étonnent. » 586

Ce double processus de montée en généralité et de conflictualisation des situations caractérise nous le verrons la définition du politique à l’œuvre dans la quatrième cité. 587 De même, l’on trouve chez lui une critique de la démocratie, « devenue un lieu froid, obscur et sinistre » 588 , parce que « si l'on veut des gouvernements justes, il faut un peuple informé, qui sache ce qu'il élit. Et si l'on veut un peuple informé, il faut des gouvernements justes. » 589 Le théâtre de Rodrigo Garcia s'avère en définitive composite, et si à certains égards l’on peut le considérer comme partie intégrante de la cité présentement décrite du théâtre postpolitique, il participe par d’autres aspects au renouveau contemporain du théâtre de lutte politique. R. Garcia, cet « artisan de la contestation, [qui s']évertue à engendrer du malaise et, en même temps, des étincelles de beauté [et qui se] sen[t] dans l'obligation de semer la confusion » 590 , participe donc également, par son discours comme par ses spectacles, à notre quatrième cité. 591 ce qui prouve, si besoin en était encore, que les cités ne sont pas à comprendre comme des grilles dans lesquelles caser tel ou tel artiste, tel ou tel spectacle, mais comme des registres de légitimation qui coexistent et parfois entrent en porosité.

Cette tension n'est cependant pas à l'œuvre chez tous les artistes que nous venons d'évoquer, alors que celle entre performance et représentation semble opératoire plus largement, puisqu'un certain nombre de dramaturgies contemporaines paraissent désormais difficilement analysables à partir des catégories dramaturgiques minimales que sont le personnage ou l’histoire, dans la mesure où elles tentent de « créer des dramaturgies […] hors de la fable, des personnages, des dialogues. » 592 L’évolution de l’œuvre de Jan Fabre manifeste la porosité entre ces frontières, puisqu’il est passé des happenings dans des lieux alternatifs dans les années 1980 – qui lui valurent quelques arrestations par la police – à la mise en scène de ballets 593 ou de spectacles pour la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Cela nous montre au passage que le clivage des modes de représentation rejoint peu ou prou un clivage dans les rapports aux lieux culturels institutionnels 594 , et indique également l’importance fondamentale d’une autre ligne de partage parmi les artistes précédemment évoqués, au moins aussi déterminante que celle concernant le mode de (re-) présentation choisi, et liée précisément à ce qui est (re-) présenté sur la scène. Si Jan Fabre se faisait arrêter en effet, et bien d’autres avec lui, ce n’est pas parce qu’ils bousculaient les codes de la représentation, mais pour atteinte aux mœurs et à l’ordre public. Aujourd’hui encore, l’essentiel du travail de J. Fabre consiste en une interrogation du corps physique 595 , du corps spirituel 596 et du corps érotique 597 , du « corps en révolte. » 598 Le point commun à nombre de dramaturgies et écritures scéniques contemporaines réside donc sur le plan thématique comme dramaturgique dans la violence physique, la présentation du corps humain comme champ de bataille. Et en terme d’esthétique de la réception, cette violence est à appréhender dans sa dimension de provocation. 599

Notes
574.

Rodrigo Garcia, Jardinage Humain, Besançon, Solitaires intempestifs, 2003.

575.

Rodrigo Garcia, cité par Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert in Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Paris, Éditions Théâtrales, 2006, p. 6.

576.

Rodrigo Garcia, Jardinage humain, op. cit., pp. 41-45.

577.

Citons quelques occurrences de cette liste, emblématiques de l’entremêlement dans la conscience des préoccupations politiques et du quotidien dans son aspect le plus banal  : « Aux terroristes : ayez pitié de la poudre – Aux gens du FMI : ayez pitié de l’Argentine – Aux merdes de chien dans la rue : ayez pitié des promeneurs », ibid, p. 38.

578.

Rodrigo Garcia, L’histoire de Ronald, le clown de Mac Donald’s, suivi de J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe, traduction Christilla Vasserot Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2002, pp. 34-38.

579.

Ibid, p. 57.

580.

Rodrigo Garcia, Vous êtes tous des fils de pute, traduction Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2002, pp. 5-6.

581.

Rodrigo Garcia, L’histoire de Ronald, le Clown de Mac Donald’s, op. cit., pp. 5-6.

582.

Rodrigo Garcia, in Mises en scène du monde, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2005, pp. 377-378.

583.

Ibid, p. 382.

584.

Idem.

585.

Idem.

586.

Rodrigo Garcia, L'histoire de Ronald, le clown de MacDonald's, in L'histoire de Ronald, le clown de MacDonald's suivi de J'ai acheté une pelle en solde chez Ikea pour creuser ma tombe, traduit de l'espagnol par Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2003, p. 27.

587.

Voir infra, Partie IV, chapitre 1, 1, c.

588.

Rodrigo Garcia, in Mises en scène du monde, op. cit., p. 381.

589.

Idem.

590.

Ibid, p. 384.

591.

Voir infra, Partie IV, chapitre 2, 1, b.

592.

Joris Lacoste, cité par Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert, op. cit, pp. 7-8.

593.

Le Lac des Cygnes avec le Koninklijk Ballet van Vlaanderen.

594.

Une partie du potentiel de trouble à l’ordre public de ces performances est annihilé à partir du moment où la même chose se passe sur la scène, le lieu théâtral transformant non seulement le sens mais la nature même de ce qui est représenté. La nudité, passible d’arrestation dans la rue, ne l’est évidemment pas sur la scène.

595.

Trilogie Sweet temptations, 1991.

596.

Universal copywrights, 1&9, 1995.

597.

Glowing Icons, 1997.

598.

As long as the world needs a warrior’s soul, 2000.

599.

La provocation est ressentie comme telle par le public et aussi souvent recherchée par l’artiste comme effet sur le spectateur.