Pour Carole Talon-Hugon, la polémique ne doit pas s’appréhender comme la manifestation d’une énième querelle entre les Anciens - les Modernes - et les nouveaux Modernes que seraient les Postmodernes. Pour la philosophe il s’agit plutôt d’un conflit entre deux héritages, source d’un différend 603 entre deux conceptions de l’art qui, « issues toutes deux du XVIIIe siècle européen » 604 et presque consubstantielles lors de leur genèse, ont ensuite évolué jusqu’à s’opposer comme deux voies / voix inconciliables, l’esthétique de la réception et la métaphysique d’artiste. La philosophe voit dans la première « une esthétique dont les maîtres mots sont ceux d’attitude désintéressée, de plaisir esthétique et de jugement de goût » 605 tandis que pour qualifier la seconde « les termes clés sont ceux de génie, de création, d’originalité, d’intention et de risque. » 606 Pour les premiers, la leçon racinienne reste valable selon laquelle « la principale règle est de plaire et de toucher. » 607 De la tragédie antique à la tragédie classique, la monstruosité humaine est certes thématisée et verbalisée à l’envi, mais elle n’est jamais représentée sur la scène, pour des raisons très diverses 608 mais avant tout parce que cette violence ferait à l’instant disparaître d’un même mouvement le spectateur et le spectacle :
‘« Lorsque l’affect est trop fort, il empêche l’accommodation sur le caractère artistique de la représentation. L’intransitivité est rendue impossible. Dans le cas où c’est une action trop sanglante et trop atroce qui est figurée sur la scène tragique, écrit à son tour Hume, « les mouvements d’horreur [ excités ] ne s’adouciront pas en plaisir. La plus grande force d’expression, consacrée à des descriptions de cette nature, parvient seulement à augmenter notre malaise. » 609 Là s’arrêtent les pouvoirs de transmutation de l’art. » 610 ’Pour les autres au contraire, le théâtre 611 vise non plus tant à représenter qu’à exprimer la violence du monde, et ne se situe pas exclusivement dans le champ esthétique : Ce sont à la fois les sujets de la violence et ses modes de présence sur la scène qui oeuvrent à détruire toute distance entre le spectateur et ce à quoi il assiste et qui excèdent l’esthétique moderne :
‘« Alors que, de l’Antiquité à l’âge classique, on répugne à la mise en scène de la violence et a fortiori, de l’actualité violente, à Avignon, au contraire, cette proximité avec une violence réelle et actuelle est constamment revendiquée. Autour de cette question des émotions extra-esthétiques antithétiques d’une contemplation conçue en termes d’attitude désintéressée, se rassemblent un grand nombre des critiques de Jan Fabre. Ainsi Brigitte Salino déplore-t-elle les « décharges électriques » provoquées par Anéantis et, plus largement, condamne ces œuvres qui laissent « sous le choc mais passifs face à un spectacle asséné, sans respiration » et Jean-Claude Raspiengeas se demande si le public vient « pour subir des électrochocs à jet continu. » » 612 ’Au sens donné à ce terme par Jean-François Lyotard. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983.
Carole Talon-Hugon, Avignon 2005, le conflit des héritages, op. cit., p. 8.
Ibid, p. 61.
Idem.
Préface de Bérénice, 1660, citée par Carole Talon-Hugon, op. cit., p. 10.
Qu’il s’agisse de la volonté d’Aristote de se démarquer des jeux du cirque ou de l’interdit judéo-chrétien à l’origine de la règle des bienséances du XVIIe siècle français.
David Hume, De la tragédie, 1755.
Carole Talon-Hugon, op. cit., p. 21.
Nous employons ici ce terme de façon générique pour désigner en fait ce que l’on nomme parfois aujourd’hui spectacle vivant, en gardant à l’esprit qu’il s’agit de formes qui mêlent étroitement théâtre, danse, performance et arts plastiques.
Ibid, p. 23.