ii. D’une esthétique de la beauté et du plaisir à une esthétique de la violence et de la souffrance ?

L’esthétique dont témoignent ces spectacles nous paraît à analyser comme basculement non seulement de la distance et de la réflexion à la perception physique, mais également basculement du plaisir à la souffrance. Et les partisans de la programmation du Festival s’accordent sur la nécessité de dépasser, de retravailler cette esthétique du Beau et du plaisir, où à tout le moins de les redéfinir puisque Jan Fabre se définit comme un guerrier de la beauté alors que ses détracteurs lui reprochent précisément de la détruire. Tous ces artistes et critiques valorisent l’expérience esthétique de la souffrance, supérieure au plaisir jugé facile et emblématique de la société de consommation :

‘« Tout se passe à Avignon comme si cette question du plaisir esthétique était devenue déplacée, voire inconvenante. Assimilé au divertissement (« nous ne proposons pas un théâtre de divertissement » précise le directeur du festival 613 ), le plaisir, considéré comme une « catégorie molle, générale et réconfortante » 614 , est stigmatisé : certains disent même craindre « ces enthousiasmes fusionnels [qui] rappellent trop les stades ou les phénomènes religieux intégristes. » 615 On oppose à la recherche du plaisir, la noble difficulté d’un art austère : « l’ascèse constitue l’élément central du pacte de réception à Avignon » 616 affirme-t-on volontiers. Présentant les choses sous la forme tranchée d’une alternative, certains déclarent leur refus du divertissement bourgeois et de la somnolence postprandiale au profit du rapport civique à la création » 617 et George Banu lance aux spectateurs cette injonction qui résume parfaitement le différend : « Oubliez le plaisir au profit du défi. » 618

Plutôt que d’opposer au plaisir la souffrance et la violence, comme le font partisans et détracteurs du Festival, il nous paraît plus juste de suivre Carole Talon-Hugon quand elle les pose comme deux types de plaisirs distincts, rappelant l’observation de Saint-Augustin selon laquelle le spectateur prend plaisir à ressentir au théâtre des passions dont il veut faire l’économie dans la vie.« Le spectateur veut de ce spectacle ressentir l’affliction, et en cette affliction consiste son plaisir. » 619 L’on peut en définitive considérer que les spectacles incriminés procurent bien un plaisir, mais un plaisir non esthétique :

‘« Si l’horreur, l’indignation, la pitié et le dégoût sont des émotions non pas négatives mais ambivalentes, la difficulté à les admettre dans le champ de l’expérience de l’art semble s’amoindrir : si l’abject n’est pas seulement repoussant, mais à la fois repoussant et fascinant, dans l’art comme dans la réalité, le spectacle de l’abject provoque, entre autres choses, un plaisir. Mais il faut alors remarquer que si on considère que l’abject provoque une fascination, alors la représentation faiblit l’attrait de l’abject. C’est le sens de la remarque de Burke […] selon laquelle un théâtre où se trouve représentée l’histoire la plus touchante et la plus parfaite se viderait en un clin d’œil à l’annonce qu’une exécution publique va avoir lieu sur la place voisine. C’est que la représentation artistique n’a pas la puissance attractive du spectacle réel. […] Donc, […] si on affirme que le dégoût n’est pas un sentiment entièrement négatif mais ambivalent, la représentation artistique de l’abject affaiblit trop celui-ci : le dégoûtant ne l’est pas assez. Ainsi donc, ce plaisir – si plaisir il y a – est foncièrement inesthétique. Il fait accourir plus vite vers un accident de la route que vers le théâtre. Il faut donc bien effectivement conclure à l’absence de plaisir esthétique dans les spectacles incriminés. Sur ce point aussi le différend éclate : les uns déplorent cette absence, les autres l’acceptent. » 620

Reste à s’entendre sur la définition à donner au terme « plaisir esthétique », car il est question dans les citations qui précèdent d’une conception de l’esthétique héritée des Lumières. Or l’on peut considérer que les artistes de théâtre dont les œuvres ont fait l’objet de la polémique, s’inscrivent dans une autre tradition esthétique, dont Baudelaire pourrait être considéré comme l’un des représentants, et qui se fonde précisément non pas sur l’optimisme moral des Lumières mais sur un pessimisme anthropologique qui nous paraît être l’ancêtre de celui décrit chez E. Bond et consorts. L’analyse que propose Luc Boltanski de la « souffrance à distance » nous paraît à ce titre éclairante. 621 Posant pour point de départ une relation archétypale dans laquelle un malheureux souffre, et un spectateur le regarde, Boltanski distingue différentes topiques. Les deux premières sont liées à des postures morales. La « topique de la dénonciation » est centrée sur l’émotion d’indignation éprouvée par le spectateur devant le spectacle, et sur la figure du persécuteur, tandis que la « topique du sentiment » est centrée sur l’émotion d’attendrissement et sur la figure du bienfaiteur. A l’inverse, la troisième alternative, la « topique esthétique », se fonde sur une autre posture du spectateur face au spectacle de la souffrance. Il ne s’agit pas d’une posture immorale liée à la recherche d’un plaisir pervers, qu’il soit sadique – lié à la jouissance de voir souffrir autrui – ou masochiste – lié à la jouissance de souffrir par procuration. Il s’agit donc d’une posture a-morale :

‘« Ce peintre regarde la souffrance du malheureux et la peint. […] en peignant les souffrances du malheureux ; en en dévoilant l’horreur et, par là, en en révélant la vérité, il leur confère la seule forme de dignité à laquelle elles puissent prétendre et qui leur est procurée par leur attachement au monde du déjà peint, du déjà révélé dans un registre esthétique. […] On aura reconnu ici le portrait du dandy, tel qu’il se trouve exposé dans les écrits théoriques et critiques de Baudelaire et, particulièrement, dans l’essai qu’il consacre à Guy, Le Peintre de la vie moderne. » 622

Cette posture esthétique du spectateur se fonde sur un pessimisme anthropologique comme en témoigne le rejet chez Baudelaire de l’association héritée des Lumières entre la nature, le beau et le bien : « " La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du XVIIIe siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme vase, source et type de tout bien et de tout beau possible. " A cette fausse conception est substitué un portrait de la nature directement emprunté à Sade : " C’est elle qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le torturer. "» 623 Et c’est ce pessimisme anthropologique qui fonde à la fois le rejet de la morale héritée des Lumières et qui fonde cette conception de l’esthétique qui nous paraît toujours à l’œuvre chez les artistes dont il est question dans la polémique évoquée ici. Si nous avons choisi de développer l’exemple que constitue la programmation du Festival d’Avignon 2005, c’est comme emblème d’un phénomène qui affecte de manière beaucoup plus vaste la dramaturgie et la scène non seulement française mais européenne :

‘« Où que l’on regarde, en particulier du côté des jeunes écrivains anglais, allemands, autrichiens, ou des anciens pays de l’Est, une très grande violence, dans ce qu’elle peut avoir de plus direct, de plus physique, le franchissement de tous les interdits, jusqu’à la sauvagerie, jusqu’à la barbarie, semblent traverser et caractériser les nouveaux produits de la littérature dramatique. Que ce soit Kane ou von Mayenburg, Goetz ou Srbljanovic, leurs textes renvoient les drames antérieurs, sinon du côté de la comédie ou du théâtre pour enfants, du moins à une littérature qui ne se fondait pas encore sur la brutalité offerte ni sur la « production de véritables électrochocs esthétiques », pour employer l’expression de Jean-Pierre Sarrazac. » 624
Notes
613.

Vincent Baudriller, La Provence, Le Contadin, 29 juillet 2005.

614.

Georges Banu, Le cas Avignon 2005, Regards critiques, sous la direction de G. Banu et B. Tackels, Paris, L’Entretemps, 2005, pp. 226-227.

615.

M-M. Corbel, ibid, p. 151.

616.

J.-L. Fabiani, D. Malinas, E. Ethis, ibid, p 50.

617.

Idem.

618.

Carole Talon-Hugon, op. cit.,p. 26.

619.

Saint-Augustin, Les Confessions, Livre 3, chapitre 2. Cité par Carole Talon-Hugon, op. cit., p. 27.

620.

Ibid, p. 31.

621.

Nous reviendrons de manière beaucoup plus détaillée sur ce concept pour analyser les autres cités.

622.

Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 170.

623.

Ibid., p. 172.

624.

Catherine Naugrette, Paysages dévastés, op. cit., p. 156.