ii. Subversion et subvention : la question de la radicalité politique de la violence.

C’est donc précisément le potentiel politique et l’efficacité d’une telle provocation, que contestent les détracteurs de la programmation du festival et de cette justification :

‘« Du libéral Figaro au vaguement gauchisant Nouvel Obs, on avait stigmatisé le choix du Flamand Jan Fabre comme artiste associé au Festival (puisque c’est ainsi que fonctionne la nouvelle formule). Pas de quoi fouetter un chat : on connaissait l’homme que je peine à qualifier d’artiste, ses spectacles « à l’estomac », ses provocations copiées-collées de celles des années soixante, soixante-dix, mais bon, noyé dans la masse des autres invités, on n’y aurait vu que du feu. Las, cette fois-ci c’est lui qui a fait masse (quatre propositions plus une exposition à lui consacrée à la Maison Jean Vilar), et il semble que ce soient les « autres » qui aient adopté sa logique (bien) pensante. Car Jan Fabre, et ceci n’est pas un paradoxe, est un bien-pensant oeuvrant, avec habileté certes, dans l’espace, celui d’une soi-disant contestation, que notre société a bien voulu lui accorder. Il n’est pas le seul, et l’on remarquera que, de ce point de vue, cette dernière édition du Festival était d’une extrême cohérence. Une cohérence même par trop compacte et ostentatoire cette fois-ci. C’est le trop-plein de propositions spectaculaires allant dans le même sens, enfonçant les mêmes portes ouvertes, en faisant un usage abusif des mêmes signes (ceux de la nudité systématique, des simulations véristes des actes sexuels, de la fellation à la sodomie) qui a fini par lasser et créer l’esquisse d’un mouvement sinon de protestation, du moins de rejet. […] » 632

Le recours à la transgression n’est pas propre au théâtre – de même que la postmodernité a été théorisée prioritairement dans le champ des arts plastiques – aussi l’invalidation du prétendu potentiel critique et politique de cette attitude artistique est logiquement venue prioritairement d’esthéticiens spécialistes de l’art contemporain. L’on pense à la stigmatisation par Rainer Rochlitz de l’art subversif subventionné – et souvent subventionné au titre même de sa subversion – ou aux analyses de Nathalie Heinich sur l’Elite artiste 633 ou Le triple jeu de l’art contemporain 634 , qui ont bien mis en lumière le processus de réaction-récupération consécutif à toute nouvelle forme de transgression, source d’une surenchère perpétuelle, le critère de transgression devenant la condition sine qua non de son succès. De la même façon l’on a beaucoup parlé des spectacles incriminés lors de l’édition 2005 du festival d’Avignon, contribuant à faire exister des spectacles qui sans la polémique n’auraient sans doute pas laissé un souvenir mémorable. Plus fondamentalement, c’est la question de la possibilité de transformer la critique en critique politique, et plus précisément en critique de gauche, pour des spectacles se fondant sur un pessimisme anthropologique radical et s’inscrivant dans ce que nous avons appelé avec Luc Boltanski la « topique esthétique »  :

‘« La topique esthétique est-elle de gauche, est-elle de droite ? Penchée vers la droite par sa composante élitiste, par sa préférence pour l’affirmation (en opposition à la justification et au débat) et par son goût pour les forts (opprimés par les faibles) et pour les héros solitaires et tragiques, elle penche vers la gauche quand, mettant l’accent sur la défense d’un accusé (rejeté par la société), elle se lie à la dénonciation, et se donne pour adversaire principal la vision sentimentale du malheur (" les bons sentiments ") […]. Mais ce compromis conserve toujours (à la façon, par exemple, dont l’esthétique surréaliste fait alliance avec la "révolution") un caractère tactique. La topique esthétique est à gauche, mais de façon critique, pour la subvertir et la dépasser. Elle s’accorde la lucidité d’une avant-garde. » 635

La question du positionnement concret sur l’échiquier politique des artistes se revendiquant de cette lignée, peut être considérée dans son lien avec la question de la figure que ces artistes promeuvent à travers leurs spectacles et leurs discours : la figure du héros maudit, du génie solitaire « exilé sur le sol haut milieu des huées », qu’il s’agisse de l’individu-artiste ou, au plus, d’une avant-garde minoritaire, que ses « ailes de géant empêchent de marcher » mais aussi de s’engager absolument et définitivement dans l’action collective aux côtés du peuple en lutte. Il importe donc de lire ces discours de dénonciation radicale dans leur lien avec la volonté de décrire une situation réelle déplorable, et avec la volonté consécutive de changer la situation dénoncée.

Notes
632.

Jean-Pierre Han, « La fausse querelle d'Avignon », Les Lettres Françaises, publié dans Le Cas Avignon 2005, op. cit. pp. 153-161.

633.

Nathalie Heinich, L’élite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, nrf, Gallimard, 2005.

634.

Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 2002.

635.

Luc Boltanski, La Souffrance à distance, op. cit., p. 228.