Il serait erroné de réduire l’esthétique de la réception inscrite dans ces écritures au seul choc physique dans la mesure où ces propositions artistiques mobilisent un important intertexte. Elles apparaissent en définitive extrêmement élitistes à leurs détracteurs, dans la mesure où pour dépasser la répulsion ou la lassitude, le spectateur doit inscrire l’œuvre dans la démarche non pas tant esthétique que philosophique de l’artiste et, alors qu’elles clament leur originalité voire leur volonté de rupture, ces œuvres semblent ne pouvoir s’appréhender qu’en référence à l’histoire de l’art occidental. Il s’agit au sens propre d’une métaphysique de l’art, au-delà de l’immanence de l’œuvre représentée sur la scène. Les artistes commentent parfois eux-mêmes leur œuvre, qui selon eux ne se réduit pas à leurs productions scéniques, ce qui contribue à l’exaspération de ceux pour qui le théâtre ne devrait être jugé qu’à l’aune de l’espace-temps de la représentation et se suffire à soi-même :
‘« […] L’on nous donne à croire qu’on pense ailleurs que dans les spectacles. D’où cette accumulation de documents, de gloses écrites et parlées accompagnant les propositions scéniques : Jan Fabre avec sa revue Janus, Castellucci avec ses diverses publications. Tout cela étant relayé par le Festival lui-même (débats, « théâtre des idées », etc.). » 636 ’On retrouve alors la même situation que pour une partie de l’art contemporain, l’œuvre devant pour être comprise s’accompagner d’un mode d’emploi, dont la profondeur réside surtout dans la multiplicité de références que le spectateur peut choisir de convoquer – faute de quoi une certaine impression de vacuité l’envahit. Se pose donc la question de la compétence du public, et la critique se trouve facilement invalidée au titre de « philistinisme » ou de paresse intellectuelle voire de ressentiment, en tous les cas d’une forme de stupidité, comme en témoigne cette citation de Jan Fabre, l’artiste associé à la programmation de l’édition 2005 du Festival 637 : « Les gens qui ne comprennent pas croient qu’on les provoque. Rien n’a changé depuis 25 ans que je travaille. C’est triste ; la stupidité est toujours prête à surgir. » 638 C’est donc bien en tant que démarche intellectuelle autant qu’existentielle et non en tant qu’œuvre artistique que les artistes demandent que leur travail soit jugé. Mais le jugement qu’ils portent sur leurs détracteurs vise à invalider leur jugement esthétique du fait non seulement d’une incompétence esthétique mais aussi d’une stupidité plus générale, voire d’une méchanceté. L’ignorant devient ainsi un adversaire politique, jugé réactionnaire dans sa conception de l’art mais aussi dans son être même. Autre paradoxe, ce théâtre postmoderne réactive d’un même mouvement deux idées modernes s’il en est, l’idée d’avant-garde éclairée combattant l’obscurantisme et la figure romantique du poète prophète, en avance sur son temps. Jan Fabre déclare d’ailleurs avoir « parlé au public du futur. » 639
Jean-Pierre Han, op. cit.
Nous ne mentionnons ici Jan Fabre qu’à ce titre et il ne s’agit pas pour nous d’étudier directement ses spectacles, lesquels ne nous semblent pas tous réductibles à l’une des options cristallisée lors de la polémique.
Jan Fabre, cité par Dominique Frétard, « Il faut réapprendre à pleurer », Le Monde, 5 juillet 2005.
Jan Fabre, bilan public du Festival, le 26 juillet 2005. Cité par Carole Talon-Hugon, op. cit., p. 53.