Le différend paraît donc à la fois irréconciliable et impensable pour les artistes, ce qui nous pousse à réexaminer sous un angle un peu différent la question précédemment abordée du traitement du conflit. Les artistes en question font des spectateurs récalcitrants un adversaire, pour mieux leur refuser ensuite ce statut au prétexte qu’ils ne sont pas des égaux. Ce ne sont pas des adversaires et il n’est pas question d’un différend, ce sont des ignorants ou des incompétents, à éduquer et tel est le rôle dévolu au critique, qui ne doit juger ni évaluer mais expliquer 640 , servir d’interprète, d’intermédiaire entre la bonne parole de l’artiste-prophète et le public profane. Et ce besoin d’une herméneutique de la violence emblématise bien l’aporie qui guette ce type de théâtre. Centré sur la violence, il agit en tant qu’il choque, mais ceux qui le comprennent ne sont plus choqués et inversement ceux qui sont choqués ne le comprennent pas. Au-delà ou en-deçà, le spectateur paraît n’être jamais à l’endroit de l’œuvre. Et ce paradoxe semble exemplifié par le rapport que ce théâtre entretient à la violence télévisuelle. Le risque majeur de ces « propositions artistiques » tient en effet à leur démarche ambivalente qui refuse la mimesis comme principe esthétique mais entretient un rapport mimétique au réel ou à tout le moins au réel représenté par la télévision, montrant la violence de la même façon, sans mise à distance, et déniant de la sorte au théâtre sa qualité d’hétérotopie, de lieu autre, dissonant, et sa qualité d’utopie, de lieu idéal, porteur d’espoir. Au terme de la contemplation critique des Paysages Dévastés, Catherine Naugrette renvoie d’ailleurs, à la suite de Jean-Pierre Sarrazac, à cette idée du théâtre comme « lieu déterritorialisé, un peu utopique » et c’est à ce titre qu’elle et lui optent pour un théâtre qui « se construirait, non plus dans la vitesse et dans la violence de la kinesthétique moderne » 641 mais dans « le ralentissement du cours de la vie en tout cas. Comme si on avait accès, par le théâtre, à une autre perception des choses. » 642
Le parallèle entre la stratégie de ces hommes de théâtre et celle des tenants du néo-libéralisme est d’ailleurs saisissant. Les uns et les autres partagent cette idée que leur voie est la seule possible, car la seule découlant d’une description fidèle du monde. Il s’agit dès lors de la faire comprendre à ceux qui ne sont pas encore éduqués (rôle généralement dévolu aux médias dominants), au lieu de considérer qu’il s’agit d’une idéologie, une vision du monde s’affrontant à ce titre à une autre.
Paysages dévastés, op. cit., p. 160.
Jean-Pierre Sarrazac, in Théâtres du moi, théâtres du monde, Villégiatures/Essais, éditions Médiane, 1995, p. 332-333.