v. Herméneutique de la violence ou choc intransitif ? Entre la violence scénique et la violence télévisuelle, l’intangible frontière du sens.

Le reproche essentiel adressé aux écritures (scéniques) en question porte précisément sur le fait qu’alors qu’elles visent à subvertir les codes antérieurs de la représentation théâtrale, elles flirtent dangereusement avec la représentation quotidienne de la violence telle qu’on peut la trouver à longueur de journée sur les écrans télévisuels :

‘« Brigitte Salino résume en ces termes l’exaspération partagée : "on n’en peut simplement plus de voir reproduit au théâtre, comme un décalque, ce que la télévision et les journaux écrivent et montrent dans les pires moments de la guerre" 643 et Régis Debray dénonce dans les justifications produites par les auteurs de ces œuvres, le recours à une fausse alternative : "Maints auteurs donnent l’étrange sentiment d’avoir un choix douloureux à opérer. Soit écrire sur ce qui arrive, soit choisir l’éloignement. Comme si Vitez ne nous avait pas prévenus : "Le théâtre est un art qui parle d’ailleurs et d’autrefois." Comme si Lorenzaccio ne nous avait pas parlé de Staline, ou l’Alcade de Zalamea des putschistes d’Alger, ou le Meurtre dans la cathédrale d’Eliot des pouvoirs totalitaires… Pour l’ici et maintenant, n’y a-t-il pas la télé ? " 644 » 645

Au contraire, selon les partisans de cette lignée artistique, la violence sur la scène et la violence télévisuelle diffèrent non dans leur manifestation mais dans leur intention. Filmée, la violence gratuite est insupportable, alors que portée sur la scène, elle devient nécessairement riche de sens. Cette idée est d’ailleurs accréditée par certains spectateurs. 646 Cette idée d’une transitivité de la violence, moyen d’accès au sens, nous paraît doublement discutable. Tout d’abord, si les artistes recourent à cette violence, c’est bien aussi avec la finalité de choquer les spectateurs dont ils titillent à la fois l’instinct voyeur et le remords de cette jouissance, jouissance au second degré en quelque sorte pour reprendre une formule de Jean-Loup Rivière 647 , et il paraît donc faux d’établir une distinction radicale entre leurs intentions et celles des grands médias. On va voir Jan Fabre entre autres pour être choqué ou à tout le moins pour voir comment il cherche à choquer, la transgression constituant l’une des marques de fabrique de l’artiste. En second lieu, un certain nombre de spectateurs est choqué précisément parce que le sens de cette (dé-)monstration de violence lui échappe. Se trouve à nouveau convoqué par les partisans de ce théâtre l’argument de l’intertexte, mais le spectateur qui ne possède pas les clés pour mettre à distance la violence et se situer dans le registre d’interprétation et non du choc et de la réaction spontanée n’a pas accès à la signification de ces objets artistiques. Qui plus est, ces derniers n’incitent pas le spectateur même le plus cultivé et pétri de références philosophiques et esthétiques à une réception analytique, attentive à la démarche ayant abouti à un tel résultat. Le choc est intransitif, difficilement dépassable, et voulu par les artistes précisément comme tel. L’un des paradoxes de cette esthétique réside dans le fait qu’elle récuse tout en la convoquant la notion de transcendance, puisque la réception immanente de l’œuvre ne permet pas d’accéder à son sens alors même que « l’essentiel est que le spectateur comprenne le sens de la démarche du créateur. » 648 La violence signe-t-elle la fin, le terme de la représentation théâtrale, et le signe intransitif de ce nouveau théâtre, à la fois signifiant et signifié, ou fonctionne-t-elle comme voie d’accès, comme signe, à interpréter dans un registre encore et toujours sémiotique, renvoyant à un sens au-delà du choc reçu – et peut-être rendu possible par lui ?

Notes
643.

Brigitte Salino, « Anéantis. Guerre et fait divers tissés jusqu’à l’insoutenable », Le Monde, 12 juillet 2005.

644.

Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Flammarion, Paris, 2005, pp. 30-31.

645.

Carole Talon-Hugon, op .cit., p. 23.

646.

« La violence qui est insupportable est celle qui est gratuite, au ras des pâquerettes. Dans le spectacle ici […] elle avait un sens. Dans une œuvre d’art la violence est toujours ouverture à un autre niveau. » Une spectatrice, Le cas Avignon, op. cit., p. 37.

647.

Jean-Loup Rivière, invité de l’émission Tout arrive dirigée par Arnaud Laporte sur France Culture le lundi 28 août 2006, a employé la formule à propos du spectacle Naître de Edward Bond, mis en scène par Alain Françon dans le cadre du Festival d’Avignon.

648.

Vincent Baudriller, La Croix, 9-10 juillet 2005.