Conclusion sur l’esthétique de la violence et sur la polémique d’Avignon.

Cette esthétique de la violence se veut du même mouvement une violence faite à la notion de représentation et une violence faite aux esthétiques passées, de la dramaturgie aristotélicienne (les tragédies contemporaines, loin de constituer l'assise mentale du politique, fondent son impossibilité en oblitérant toute émergence d'une communauté humaine), de la dramaturgie hégélienne (refus de « l'apaisement éthique » 663 et du « contentement » 664 du spectateur par l'émergence d'une vérité qui vient clore la fable) mais aussi et surtout épique (la décomposition et l'inachèvement de la fable épique venaient dire la nécessité de l'action directement politique et faisaient directement déboucher le théâtre sur la possibilité de changer le monde. Il importe donc de corréler étroitement crise de la représentation esthétique et crise de la représentation politique : cette esthétique émane de l’ère mentale et civilisationnelle qui s’ouvre dans les années 1970, marquée par une crise de la représentation politique et réciproquement de la représentation théâtrale :

‘« Comme le souligne Michel Deutsch : "Aujourd’hui, la représentation (dans le triple sens de déléguer, de placer devant, de rendre présent à nouveau…) est en crise. Donc, que je le veuille ou non, je suis condamné à travailler cette crise de la représentation." 665 Si l’on considère que la problématique esthétique de la représentation consiste à penser "la représentation comme régime de pensée de l’art, de ce qu’il peut montrer, de la façon dont il peut le montrer et du pouvoir d’intelligibilité qu’il peut donner à cette monstration." 666 […] Ce qui est en jeu, c’est l’effondrement de l’image du monde. Tant dans ses pouvoirs d’imitation et dans sa dimension réflexive, que dans ses pouvoirs d’exposition. » 667

Le théâtre postpolitique vise en définitive à fonctionner comme un garde-fou de la conscience contemporaine, et c’est pour cette raison qu’il se devrait d’être violent :

‘« Un conte africain dit qu’un arbre produisait deux types de fruits. Les uns étaient savoureux et comestibles, les autres sur une autre branche, infects et mortels. Longtemps les hommes s’accommodèrent de cela en apprenant à tous sur quelle partie de l’arbre il fallait cueillir les fruits. Un jour, il fut décidé de se séparer de la branche inutile. On la coupa. L’arbre mourut aussitôt. Ce mal lui donnait la sève. Venons-en au théâtre public, auquel il est souvent reproché par les temps qui courent de faire de la déréliction un culte, de la souffrance mise en scène une obsession et de la noirceur sa couleur préférée. […] Coupons la branche de la visibilité du mal et vivons dans la béatitude des corps à consommer. Le risque d’équarrissage annonce une pauvreté plus large. Faire croire qu’on en avait fini avec les figures du mal reviendrait à éliminer la figure humaine sous toutes ses formes. Le XXe l’a prouvé, corps et biens. » 668

La parabole utilisée par R. Cantarella est significative de la justification moins politique que morale de cette esthétique de la violence, fruit d’un monde chaotique et incompréhensible, et qui ne réfléchit pas sur ce monde mais le réfléchit, l'exprime. Dans ce théâtre-réalité, mimétique de la relation directe entre l'individu dépolitisé et la violence du monde, le corps – de l’acteur et du spectateur – devient le réceptacle d’un choc qui n'est plus médiatisé par la réflexion critique et la mise à distance, les convulsions d’un corps nu incarnant en quelque sorte le chaos herméneutique comme le martyr du sens et de l’humanité. Cette définition du théâtre repose sur un pessimisme anthropologique et politique, mais aussi sur une conception religieuse du « corps-souffrance » pour reprendre la formule de C. Naugrette. Il y est moins question des fautes politiques que de la faute de l’Homme, dans un théâtre plus philosophique et métaphysique que politique et esthétique, du fait du déplacement précédemment évoqué de l’œuvre vers l’artiste, qui « met brutalement en crise nos consciences et nous oblige à prendre un questionnement critique face au monde. » 669 Ainsi E. Bond met bien la notion de conflit au fondement du théâtre, mais le pose en termes non plus politiques mais axiologiques :

‘« Le site du théâtre est l’agôn […]. L’agôn se produit toujours dans la situation extrême. Toujours à cette extrémité deux opposés se font face : l’humain et l’inhumain. Dans l’agôn, ils se mènent l’un l’autre à leur extrémité. Ils ne peuvent partager le monde. La mise en jeu de cela a toujours été l’objet du théâtre. Les acteurs portent le fardeau de l’humanité. Dans l’agôn, le public choisit l’humanité ou la vengeance sur l’humain. » 670

La violence, la provocation dont font montre ces artistes peuvent s’expliquer peut-être par le sentiment de rage éprouvé face à la découverte de l’incapacité du théâtre à changer le monde. Et ce doute du théâtre quant à sa propre efficace en tant qu’action politique s’accompagne d’un autre, plus omniprésent encore, celui concernant la possibilité et le bien-fondé de porter un regard global, une critique systémique, sur ce monde.

Notes
663.

Georg Wilhem Friedrich Hegel, Cours d'esthétique, (Vorlesung über die Ästhetik (1832-édition posthume), in Werke, tome XV, édité par Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel, Frakfurt am Main, Suhrkamp, 1970, trois volumes), trad. Jean-Pierre Lefebre et Veronika von Schenk, Aubier (Bibilothèque philosophique), trois volumes, 1997. vol. III, p. 518.

664.

Ibid, p. 516.

665.

Michel Deutsch, Le théâtre et l’air du temps, Inventaire II, L’Arche, Paris, 1999, p. 106.

666.

Jacques Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », L’art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, Rencontres à la maison d’Izieu, « Le genre humain », Seuil, Paris, décembre 2001, p. 81.

667.

Catherine Naugrette, Paysages dévastés, op. cit., p. 67.

668.

Robert Cantarella, « Le mal public », Frictions, Ecritures - théâtres, n°3, automne-hiver 2000, p. 11.

669.

A. Berfolini, Le cas Avignon, op. cit., p. 174, cité par C. Talon-Hugon, op. cit., p. 58.

670.

Edward Bond, « Des gens saturés par l’univers », LEXI/textes 4, Inédits et commentaires, Théâtre National de la Colline, L’Arche éditeurs, Paris, 2000, pp. 117-118.