1. Le « théâtre antique », mythe fondateur d’un théâtre ontologiquement politique… Et complexité matricielle de cette notion.

a. Une référence omniprésente chez les artistes, la critique et les acteurs culturels.

Le théâtre antique constitue en termes esthétiques, à travers l’alternative entre tragédie et comédie, une fondation du théâtre en général. Mais la référence se trouve aussi et surtout convoquée, aujourd’hui encore, dans les discours de légitimation des artistes, et sert à fonder l’idée que le théâtre constitue l’art politique par excellence et par nature, et constitue une instance du débat démocratique, via notamment le parallèle avec l’agora considérée comme premier « espace public ». Il semble que la lecture contemporaine de cette période constitue par ailleurs une des causes de la relative interchangeabilité de l'expression de théâtre politique avec d'autres, telles celle de « théâtre populaire », et celles de « théâtre civique » ou « théâtre citoyen. » L’étude de cette époque s’avère donc primordiale, moins en tant qu'objet historique que comme mythe fondateur sur lequel s'est construit l'histoire du théâtre occidental en général et de tout théâtre ayant une quelconque prétention d'ordre politique, le terme revêtant alors l’acception lâche d’affaires de la Cité.

Le détour par l’analyse du théâtre antique s’impose donc pour saisir les enjeux du théâtre politique contemporain, à la fois pour une raison propre au champ politique – le fait que la démocratie athénienne est considérée comme la matrice des démocraties modernes – et pour une raison endogène au champ théâtral, parce que nombre d'artistes et de commentateurs contemporains y font référence comme à l'origine du théâtre occidental en général et plus précisément, pour le dire avec Bernard Dort, d’une « vocation politique [ontologique] du théâtre. » 679 La référence antique opère bel et bien à la manière d'un mythe, à la fois récit fondateur d'une conception du théâtre et référence non explicitée parce qu'évidente, revendiquée mais aussi parfois inconsciente. Ariane Mnouchkine, s’inscrit explicitement dans la filiation avec l’Antiquité, dans le choix de ses pièces comme Les Atrides, dans le choix de la forme tragique pour une création comme La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes et enfin dans son discours comme en témoigne encore son livre d'entretiens avec Fabienne Pascaud. 680 La référence au théâtre antique comme matrice du théâtre comme art politique nourrit également les manuels, les encyclopédies et les histoires du théâtre. En témoigne notamment le fil historique tissé par Philippe Ivernel jusqu'à la période révolutionnaire :

‘« Puisque l'adjectif politique dérive d'un substantif grec, polis, désignant la cité, tout théâtre s'inscrivant au sein de la collectivité est forcément politique. Cela vaut, d'abord, bien entendu, pour la tragédie hellénique du Ve siècle av. J.-C., dans la démocratie athénienne, où les fonctions religieuses, culturelles et proprement civiques des grandes fêtes en l'honneur de Dionysos ne se laissent pas dissocier […] » 681

La référence au théâtre grec anime enfin la conception de nombre d'acteurs de la politique culturelle, qu'il s'agisse des hommes politiques les plus soucieux des questions culturelles et artistiques, tel le créateur des Etats Généraux de la Culture Jack Ralite, sénateur communiste, maire d'Aubervilliers, ami de Vilar et de Vitez 682 , et soutien du directeur du CDN Didier Bezace – lui-même ardent défenseur d'un théâtre populaire 683 , ou encore de nombreux travailleurs de la culture. L'omniprésence de la référence au théâtre antique, directe ou médiatisée par les chantres du théâtre populaire du XXe siècle a d'ailleurs fini par en agacer certains, et a ainsi été critiquée comme mystification déconnectée du présent et souvent génératrice d'un discours passéiste :

‘« On persiste à penser que le théâtre doit être central, un lieu de citoyenneté, de démocratie, de rassemblement social ; on se fantasme à Athènes au temps de Sophocle, on parle de Cité, de citoyens, c’est ahurissant : à croire que nous sommes dans le même genre de structure sociale, que le théâtre peut avoir aujourd’hui le sens et la fonction qu’il avait à l’époque. Il y a de nombreux mythes entourant le théâtre qui me laissent sceptique : ainsi l’idée qu’il serait politique du seul fait qu’il rassemble des individus face à d’autres individus. Or la communauté qu’il engage aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la polis, elle n’est plus qu’un rassemblement de singularités quelconques, comme dit Agemben, et de cette communauté on ne peut rien dire, rien inférer, rien conclure : il faut arrêter de rêver à la communion des foules, aux spectacles fédérateurs ou à l’éducation du peuple. […] 684

Il importe donc de mettre à distance cette construction rétrospective et d'interroger les données fournies par les historiens, afin de confronter autant que faire se peut les deux visages, historique et mythique, de cette origine autant fantasmée que réelle. Le plus souvent, la référence au théâtre antique inclut en fait uniquement le théâtre grec du Ve siècle av JC et se réduit souvent au seul modèle de la tragédie. De fait, la comédie latine constitue un modèle dramaturgique, historique et géographique radicalement distinct, fondateur d’une autre définition du théâtre politique, que les artistes de théâtre contemporain convoquent comme forme et comme mode d’adresse au spectateur, mais non pas comme discours de légitimation.

Notes
679.

Bernard Dort, « La vocation politique », 1965, publié in Théâtres réels, Paris, Seuil, 1986.

680.

Ariane Mnouchkine et Fabienne Pascaud, L'art du présent, Entretiens, Plon, 2005.

681.

Philippe Ivernel, « Théâtre politique », in Dictionnaire Encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, Bordas, 1991, p. 664.

682.

Jack Ralite, Complicités avec Jean Vilar et Antoine Vitez, Paris, éditions Tirésias, 1996.

683.

Lire à ce sujet Didier Bezace, « A Aubervilliers, quarante ans de théâtre populaire en banlieue », Le Monde, 03 Janvier 2006.

684.

Joris Lacoste, « L’événement de la parole », in Mouvement, n°14, cahier spécial « Place aux écritures ! La “parole vive” du théâtre », 2001, pp. 13-14.