ii. Théâtre et agora, deux lieux publics pour une même fonction d'élaboration du modèle politique ?

Il importe à présent d'examiner les enjeux de la comparaison entre ces deux lieux de parole comme espaces de construction du débat politique. Christian Meier justifie son hypothèse d'une fonction politique de la tragédie avant tout par le contexte politique de la Grèce au Ve siècle av. J.-C., période de naissance de la démocratie athénienne et de transformation radicale du système de gouvernement de la Cité. 690 Il s'agit donc d'une période de révolution politique bien que le processus s'opère sans violence, d'une période de transition, donc de coexistence conflictuelle entre deux ordres, l'ancien et le nouveau, mythos et logos, entre l'ordre religieux de communion et l'ordre politique de communication rationnelle, entre un ordre non-discuté du toujours déjà là et un ordre à fonder, autrement dit entre un ordre anté-politique et anti-politique et le nouvel ordre politique, l'argumentation étant nécessaire pour convaincre les citoyens qui désormais seront acteurs de l'ordre qui les gouverne, sujets au double sens de celui qui agit et celui qui subit, qui accepteront l'ordre politique parce qu'ils auront été convaincus de sa nécessité et de son bien-fondé. C'est donc sous l'angle directement politique que Meier pose la question de la nécessité de la tragédie. 691

C’est sous un angle différent que Jean-Christophe Bailly pense les rapports entre théâtre et agora, mais il insiste tout autant sur l’importance du contexte de révolution des institutions politiques, des fondations de la notion de bien commun et de la vie collective de la cité dans son article au titre évocateur, « Théâtre et agora : aux sources de l'espace public.» 692 Jean-Christophe Bailly pose comme hypothèse initiale l'idée d'une évolution de l'angoisse spirituelle face au vide, qui permet la création progressive d'espace, espace esthétique - la mimesis - et espace géographique, urbain, politique. La Cité s'organise autour de lieux symboliques qui font un trou dans le tissu urbain, lieux du vide de propriété qui seul permet la création d'un en-commun, d'un espace public. Deux lieux sont selon lui emblématiques de ce vide créateur d'un en-commun de la cité et des citoyens, le théâtre et l'agora. Bailly pose donc un lien structurel davantage que causal entre révolution esthétique et révolution politique, en l'occurrence, la création d'espace, et donc d'une aire de jeu, et la représentation, fondée elle aussi sur une forme d'absence. L'espace public est donc un espace doublement clivé, délimité à l'intérieur de la cité par l'espace privé, et à l'extérieur par un espace archaïque, règne de la physis et des Dieux, espace jouant comme un ailleurs et comme un avant, espace excentré repoussoir et origine spatio-temporelle. Cet espace n'a pas encore complètement quitté la Cité et règne encore dans des lieux qui cumulent une vocation politique et religieuse. La Cité doit donc passer contrat avec cet espace et ne pas outrepasser ses limites. L'agora, surface plane en forme de rectangle, fait souvent office de centre de la cité, quand la nature du site le permet du moins, tandis que le théâtre, hémicycle, surface creuse qui profite quand cela est possible d'une déclivité du terrain, constitue le lieu souvent excentré qui pose les termes du contrat et représente pour mieux les déjouer les conséquences possibles du dépassement des limites. L'agora crée un cadre et la tragédie fait le récit de la rupture avec l'origine indissolublement a-politique et anti-urbaine de la polis et du zôon politikon, le théâtre fonctionne donc à la fois comme instrument réflexif de « figurabilité » de la Cité et comme instrument politique qui, par l'exposition d'une mise en crise devant et dans la cité convoquée, refonde la légitimation du contrat entre les hommes et entre les hommes et les dieux.

Jean-Christophe Bailly, insistant davantage que Christian Meier sur la comparaison entre agora et théâtre comme espaces publics, rejoint donc l'idée que le théâtre fonctionne à Athènes comme assise mentale du politique, espace-temps de figurabilité et de convocation de la Cité, qui se présente et se représente à elle-même, actrice et spectatrice d'une action qui rejoue la fondation du politique et travaille donc la notion de seuil géographique et temporel du politique, entre le dedans et le dehors, l'avant et l'après. Le théâtre n'est donc pas uniquement ni essentiellement spectacle esthétique mais « événement politique », intégré à la vie de la cité, à l’espace de la cité, à son calendrier. Et la tragédie parle à la cité d’elle-même, exposant une « crise du contrat » entre les hommes, et refondant par là même la nécessité de ce contrat. 693 C. Meier et J.-C. Bailly aboutissent donc à l'idée d'une articulation réciproque entre révolution esthétique et révolution politique, mais leur démonstration bute sur la différence entre le mode de discussion rationnelle associé au débat démocratique et le mode de communication théâtrale, qu'ils évoquent sans l'interroger. 694 Abordant les choses sous l'angle de la conscience individuelle, et s'appuyant quant à elle sur les deux volets esthétique et politique de l'œuvre d’Aristote, La Poétique et La Politique, Myriam Revault d'Allonnes va plus loin encore que C. Meier et J.-C. Bailly dans l'articulation entre la naissance du politique et celle de la tragédie, et propose une voie de rapprochement entre la discussion politique de l'agora et la parole théâtrale via l'articulation de deux notions aristotéliciennes rarement mises en rapport et pourtant indissociables selon elle, le logos et le deînon (le terrible.)

Notes
690.

Christian Meier, op. cit., p. 196.

691.

« Les Athéniens avaient-ils besoin de la tragédie ? Et se pourrait-il qu'elle leur ait été à peine moins nécessaire que l'Assemblée du Peuple, le Conseil des Cinq Cents, et toutes les institutions de leur démocratie ? » Ibid, p. 7.

692.

Jean Christophe Bailly, « Théâtre et agora : Aux sources de l'espace public », in Prendre Place, espace public et culture dramatique, Colloque de Cerisy, Textes réunis par Isaac Joseph, Plan Urbain, Éditions Recherches, Cerisy, 1995, pp. 47-59.

693.

J.-C. Bailly, op. cit., pp. 56-57.

694.

« Théâtre et agora sont l'un et l'autre mais pas […] l'un comme l'autre, le déploiement visible et symbolique de cet espace entre les hommes qui tout à la fois les départage et les rassemble. » Ibid., p. 51.