iv. Le renversement, la catharsis, la fonction politique de la tragédie grecque.

Le chapitre 6 de La Poétique distingue dans la tragédie six parties, « l’histoire, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et le chant. » 697 Cette composition hiérarchisée se structure autour de la fable tragique, centre de la dramaturgie aristotélicienne - « le principe et si l’on peut dire l’âme de la tragédie » 698 pour Aristote - elle-même divisée en différentes parties, la « reconnaissance », le « coup de théâtre », et « l’effet violent », « action causant destruction ou douleur » 699 . La présence du coup de théâtre ne doit pas donner l’impression d’une construction hétérogène. Il y a au contraire chez Aristote une complétude de la forme tragique, puisque le drame se structure autour d’une fable organisée comme une succession ordonnée d’un commencement, d’un milieu et d’une fin. 700 S’il y a un effet de surprise, c’est en tant que ce ressort psychologique permet mieux de provoquer chez le spectateur l’effet cathartique. Mais pour être inattendu, le coup de théâtre découle d’une logique des actions tragiques, et n’a rien d’un Deus ex Machina. Toute la composition du « Bel Animal » 701 est donc chez Aristote tournée vers sa fin, terme non seulement chronologique mais logique qui découle de l’histoire et synthétise le drame sous la forme d’un renversement paradoxal, à la fois nécessaire et surprenant, de la situation initiale. 702 L’effet violent, d’autant plus violent que surprenant, apparaît « comme une force capable de disloquer le lien social. » 703 Le renversement implique en effet non seulement des individus mais des familles, et plus que des familles des clans et donc des alliances consubstantiellement privées et publiques, dans ces dynasties régnantes. La tragédie est le lieu d'un « travail du politique » 704 en tant qu'elle est le lieu du deînon, du terrible, émotion consubstantiellement privée et publique, du fait de la spécificité des relations dans la société antique fondatrice de la philia. Ce terme souvent improprement traduit par « amitié », désigne en fait le sentiment né de l'alliance, à la fois parentale au sens strict et clanique, substrat donc du lien social et politique. Et la tragédie met en scène la dislocation de ce lien politique, elle est « l’art politique par excellence « non seulement, comme l'écrivait H. Arendt, parce qu'elle a pour unique objet "l'homme dans ses relations avec autrui ", mais parce qu'elle met en scène, qu'elle re-présente l'alliance (le lien du vivre-ensemble) et aussi le risque de la déliaison. » 705 Le renversement violent provoque chez le spectateur deux émotions, la frayeur et la pitié, et ces deux « émotions anti-politiques » 706 doivent être soumises à une catharsis qu’Aristote conçoit […] comme « travail du politique » 707 si l’on poursuit l’analyse de Myriam Revault d’Allonnes :

‘« C’est ainsi que la catharsis rend la sociabilité politiquement opératoire : non en expulsant son fonds ténébreux au profit de l’installation définitive du raisonnable – en purgeant le politique par le politique ou en purgeant le politique du poétique comme de ses humeurs peccantes -, mais sous les espèces d’un traitement indéfiniment renouvelé des passions intraitables. » 708

Le principe de la catharsis appliqué aux émotions provoquées par le renversement violent en forme de déchirure au sein des alliances est ce qui constitue le drame aristotélicien en lieu de travail du politique, dont les fondations sont toujours à reprendre et à remettre en jeu. L’issue du renversement est donc au cœur du processus cathartique.

Notes
697.

La Poétique, op. cit., chap. 6., 1450 a. 7-9.

698.

Ibid, chap. 6., 1450 a. 38

699.

Hélène Kuntz, La catastrophe sur la scène moderne et contemporaine, op. cit., p. 15.

700.

La Poétique, op. cit., chap 7., 1450 b 26-30.

701.

Cette expression témoigne bien la conception d’une unité organique du drame chez Aristote.

702.

Ibid, chap. 9., 1452 a 1-7.

703.

Hélène Kuntz, op. cit., p. 20.

704.

Ibid, p. 73.

705.

Ibid, p. 71.

706.

Hélène Kuntz, op. cit., p. 21.

707.

Hélène Kuntz, op. cit., p. 20.

708.

Myriam Revault d’Allonnes, Ce que l’homme fait à l’homme, Paris, Seuil, 1995, pp. 93-94.