iv. Conclusion : De la naissance de la démocratie directe à l’achèvement de la démocratie représentative, du théâtre comme assise mentale du politique au porte-voix de la société civile contre-démocratique.

Le théâtre athénien fonctionne comme assise mentale du politique, parce qu’il naît au Ve siècle av. J.-C. avec la démocratie, dans une période de bouleversement politique. Le théâtre est pour partie le fruit de cette naissance, pour partie l’accoucheur. Le théâtre rythmait la vie de la cité et convoquait, voire constituait l’assemblée des spectateurs en corps civique. Premier espace public avec l’agora, le théâtre fonctionne en parallèle de cette autre instance démocratique, mais l’un et l’autre constituent deux espaces géographiques et symboliques bien distincts. Le théâtre laisse précisément la parole au mythe et non pas au logos, à ce qui est exclu du débat public rationnel et donne place à un autre mode de parole collective. Il est précisément le lieu de confrontation entre deux modes de parole, d’organisation de la cité, et deux principes de fondation de la communauté des hommes, l’un anté- et anti-politique, l’autre politique, et plus précisément démocratique. Il constitue l’aire symbolique où la Cité se représente à elle-même, et fonctionne déjà comme une hétérotopie, à la fois lieu inclus dans la Cité et lieu autre, où se fonde et se refonde le contrat politique, précisément par le rappel de son origine et de la rupture qu’il constitue avec l’ordre antérieur et qui demeure pour partie. Le théâtre tient donc moins du spectacle esthétique que de l’événement politique, qui opère sur le public en tant qu’instance collective et en tant qu’individus. Par le rappel du terrible qui fonde les affects cathartiques (terreur et pitié), et par la catastrophe finale, la tragédie permet d’opérer dans la conscience de chaque spectateur un « travail du politique ». Au théâtre, le poétique opère comme substrat du politique, réaffirmant sa fragilité et sa nécessité, au lieu qu’il s’agisse d’une purgation, d’une expulsion de l’un par l’autre. Mais ce travail n’est possible dans la tragédie athénienne que dans le contexte de la démocratie naissante. La référence à la tragédie athénienne comme fondation d’un théâtre ontologiquement politique doit donc être doublement nuancée, parce qu’elle ne fonctionnait pas comme espace public au sens d’un débat argumenté, et parce la transposition du modèle à l’époque contemporaine est plus que délicate du fait de la différence de statut de la démocratie, qui d’une part est acquise, et d’autre part est désormais représentative et non plus directe. Dans une démocratie qui a professionnalisé la politique, l’assemblée des citoyens est désormais une instance du débat démocratique moins active que ne l’est la « société civile » – précisément définie par le fait qu’elle rassemble ceux des citoyens qui ne sont pas directement actifs sur le plan de la politique institutionnelle – et « contre-démocratie » en germe, soit parce qu’elle se dépolitise, soit parce qu’elle développe un discours de défiance généralisé à l’égard de la classe et des institutions politiques. Dans ce contexte, l’ambition du théâtre à prendre en charge les « affaires de la cité », à constituer une instance du débat démocratique, n’a pu qu’évoluer. La référence contemporaine à l’Antiquité, si elle privilégie la tragédie athénienne du Ve siècle av. J.- C., ne s’y résume cependant pas, et se trouve également convoqué, quoique dans une moindre mesure, l'autre versant esthétique, historique et géographique du modèle antique : la comédie. Il s’agit d’un versant double, incarné successivement par la comédie grecque puis par la comédie latine du IVe siècle av. J.-C. La comédie ne donne lieu à l’heure actuelle à aucune mythification et ne constitue guère une référence en tant que discours de légitimation d’un théâtre ontologiquement politique. Mais cette référence nous intéresse en ce qu’elle est bien présente en tant qu’élément dramaturgique auquel les spectacles contemporains s’inscrivant dans la cité du théâtre politique œcuménique empruntent ponctuellement, alors même que la comédie antique – grecque particulièrement – peut être considérée comme le point de départ historique d’une toute autre lignée du théâtre politique, défini comme un théâtre politique en tant qu’il représente, prolonge et active les luttes entres les différentes classes sociales à l’œuvre dans la société. La fonction politique de la tragédie athénienne dépend étroitement de la place qu’occupe le théâtre dans la cité, et de la situation de révolution politique, puisque le Ve siècle av. J.-C. correspond à la naissance de la démocratie – directe. C’est ce double contexte qui permet à ce théâtre de fonctionner comme « assise mentale du politique ». Autrement dit, la « vocation politique » du théâtre est moins ontologique que conjoncturelle. D’ailleurs, la formule ne permet pas de penser la globalité du théâtre antique, comme en témoignent la comédie grecque et plus encore la comédie latine. Pourtant, le théâtre politique œcuménique saura réinvestir ces différents modèles et les mêler, en conserver uniquement ce qui les rend compatibles les uns avec les autres, et avec l’ambition de ce théâtre, qui consiste à fédérer, à rassembler la communauté civique.