« La comédie ancienne, à sujet politique et alliant le chant au texte parlé, couvre tout le Ve siècle » 730 : contemporaine de l’essor de la tragédie, la comédie athénienne du Ve siècle s’inscrit comme elle dans la démocratie naissante et peut être considérée elle aussi, bien que de manière différente de la tragédie, comme contribuant à l’assise mentale du politique. Elle traite des affaires politiques du temps, avec une fonction moins théorique et plus informative, ou plus précisément une fonction de critique de l’information. Certains commentateurs ont d’ailleurs risqué une comparaison avec la fonction occupée de nos jours par les « émissions qui, dans la télévision de notre temps, parodient les informations » 731 , tels les Guignols de l’Info, Le vrai /faux journal de Karl Zéro ou Sept jours au Groland de Jules Edouard Moustique. La fonction de la comédie paraît indissociable de son contexte d’écriture, et l’évolution de l’œuvre d’Aristophane constitue un bel exemple d’adaptation aux préoccupations de l’époque. En effet, les dernières œuvres de l’auteur, totalement décrochées de la vie politique réelle (L’Assemblée des femmes met en scène une utopie communiste fantaisiste), ne peuvent se comprendre hors du contexte de déception à l’égard de la politique, puisque les trente années de guerre ont abouti à une défaite contre le Péloponnèse avec des retombées catastrophique en matière de politique intérieure, tyrannie et lutte de libération. A l’inverse, quand Aristophane commence à écrire, la guerre avec les Lacédémoniens fait rage et l’auteur prend position, dénonce la guerre et sa cause principale, la décadence politique et morale, causée par les démagogues et par les intellectuels, coupables de démoraliser la jeunesse. Face aux novateurs Socrate ou Euripide, et les « beaux-parleurs de la ville » 732 , Aristophane prend fait et cause pour les paysans de l’Attique, principales victimes de la guerre selon lui. Cette distinction entre un genre noble qui s’adresserait à l’élite intellectuelle et politique et un genre populaire, destiné au peuple moins cultivé, articulée à un clivage entre les « novateurs» et les « conservateurs » mérite d’autant plus d’être soulignée qu’elle aura la vie longue sinon dure, et se retrouvera aux cœurs des débats sur les définitions du théâtre populaire sur le public du XIXe siècle aux années 1960, et de nouveau à la fin du XXe siècle.
L’analyse de l’œuvre d’Aristophane permet également d’appréhender dans leur composition même la complexe relation qu’entretient la comédie avec la tragédie. Les ressorts comiques servent un propos politique, et la référence à la tragédie passe par les personnages, qui sont ici aussi des héros ainsi que par la reprise du schéma structurel de la tragédie, puisque « la fable de la comédie passe par les phases d’équilibre, déséquilibre, nouvel équilibre. » 733 Ce sont les modalités d’action et leurs conséquences qui diffèrent, de même que l’articulation entre l’objectif héroïque et l’ambition personnelle du personnage principal. La dimension comique procède des ambitions du héros et de leurs modes de réalisation, mais également des situations générées par la confrontation entre ce personnage et ses antagonistes, au premier chef le chœur. La structure de la pièce fait ainsi succéder à la présentation de la ruse du filou différentes scènes entre ce dernier et ses opposants, et en premier lieu la parodos ou entrée en scène du chœur, « menaçante ou solennelle, collective ou par petits groupes, interrompue ou non, mais toujours chantée et dansée de façon généralement très spectaculaire » 734 , qui « constitue l’un des morceaux de bravoure de la pièce. » 735 Après la présentation des deux adversaires vient le conflit proprement dit, qui prend souvent « la forme d’un duel (ou agon) mi-parlé, mi-chanté, très strictement codifié » et dans lequel le choryphée fait figure d’arbitre, distribuant la parole puis proclamant le vainqueur. 736 Quand le héros triomphe, le choryphée annonce les anapestes, vers qui composent la parabase, séquence d’adresse directe aux spectateurs, le chœur leur prodiguant « des conseils de politique générale, ou bien [vantant ] la qualité du spectacle comique qu’il offre et critiqu[ant] la concurrence. » 737 Puis vient la cinquième partie 738 de la comédie ancienne. Sans transition, l’action avec le retour du héros, qui, une fois son objectif atteint, « exploite son succès sans vergogne dans quelques scènes de parade, sans véritable progression dramatique, aux personnages et aux thèmes traditionnels […] jusqu’au triomphe final, qui est souvent une procession débridée célébrant un mariage, dans une sorte d’âge d’or de la sexualité et de la ripaille. » 739 L’une des caractéristiques essentielles de la comédie réside dans l’inversion des valeurs, bien et mal, corps et esprit, etc., et la comédie permet une régénération carnavalesque de la Cité par le retour momentané à une corporalité primitive et à une langue grotesque, débridée, dé-civilisée, qui laisse une large part aux débordements corporels 740 . La portée de satire politique est également présente par le biais de thèmes traditionnels récurrents à potentiel critique. 741 Sur le plan de la composition, outre évidemment, la fin subversive qui prône la liberté et la jouissance des corps, deux parties intéressent particulièrement notre étude de la comédie comme genre politique, et en premier lieu l’agon, en tant que lieu de confrontation des vues. Ce débat fonctionne à la manière d’un véritable duel verbal, les mots sont des coups portés, et le silence signifie l’échec de la parole, la défaite du duelliste. Une description précise de la structure de cette partie de la comédie nous permet de mieux comprendre les mécanismes utilisés :
‘« Après un bref chant du chœur, le choryphée invite l’un des adversaires à mener son offensive, ce qu’il fait crescendo, en alternant interrogatoire et longues tirades, jusqu’à s’étouffer dans une longue phrase finale qu’il débite sans reprendre son souffle, le pnigos ou "suffocation", puis le chœur chante à nouveau, et c’est le second personnage que le coryphée exhorte à parler à son tour, de la même façon. […] Ce sont parfois aussi des batailles comiques tout à fait concrètes à défaut d’être vraisemblables, mi-jouées, mi-dansées, avec des ustensiles et des stratagèmes variés, qui pastichent souvent la tragédie.» 742 ’Le conflit peut revêtir deux aspects, l’affrontement verbal ou l’affrontement physique. Dans les deux cas, le comique introduit de la distance, et permet de mettre en exergue la théâtralité de ce qui est représenté. De la sorte, la comédie est toujours mise en abîme, méta-discours artistique autant que discours politique et si le conflit est politique, il est aussi et peut-être surtout théâtral, la comédie existant contre, tout contre, la tragédie, aînée indépassable et repoussoir :
‘« La comédie, à la différence de la tragédie, se prête aisément aux effets de distanciation et s’autoparodie volontiers, mettant ainsi ses procédés et son mode de fiction en exergue. De sorte qu’elle est ce genre qui présente une grande conscience de soi, fonctionne souvent comme métalangage critique et comme théâtre dans le théâtre. » 743 ’L’autre partie de la comédie ancienne qui intéresse notre étude est ainsi laparabase, séquence d’adresse directe aux spectateurs, véritable morceau de théâtre épique avant l’heure. En effet lors de cette quatrième partie de la comédie ancienne, « l’action disparaît un moment : les acteurs disparaissent et l’illusion théâtrale, qui est de toute façon utilisée de façon complexe dans la comédie ancienne, la fiction étant parfois élargie aux spectateurs, est nettement rompue. » 744 Ce principe de rupture de la fiction et d’adresse directe aux spectateurs sur des questions d’actualité ancre le théâtre dans la vie quotidienne du public et dans la vie politique de la Cité, et sera récupéré par l’agit-prop et le théâtre documentaire, de même que le principe du chœur et différents procédés comiques. La fonction du chœur doit d’ailleurs être détaillée, dans la mesure où l’on a beaucoup glosé sur la dimension populaire du chœur antique, que ce soit dans la tragédie ou dans la comédie, et la critique théâtrale jusqu’aux années 1970 a volontiers accrédité l’idée d’un chœur représentant de la voix du peuple dans le monde de la noblesse représenté dans les tragédies. Or, si certains chœurs de femmes dans des tragédies (Médée d’Euripide) ou des comédies (chez Aristophane notamment) ainsi que des chœurs de paysans (La paix d’Aristophane) paraissent accréditer cette séduisante hypothèse, elle ne résiste pas à une observation détaillée de la composition de nombreux chœurs, qu’il s’agisse des Erinyes des Euménides, ou du chœur des vénérables citoyens d’Agamemnon chez Eschyle, composition reprise dans l’Antigone de Sophocle, ou encore les Initiés des Grenouilles d’Aristophane. Le chœur fonctionne comme relais entre la scène et la salle, entre la fiction et la réalité et la fonction critique de la comédie procède de l’articulation entre la fiction racontée et le présent ainsi que de la force de rassemblement du comique, qui fédère les spectateurs par le rire contre les travers incarnés par tel ou tel personnage. 745 Le potentiel critique peut donc aisément basculer de la portée politique à la portée morale, voire moraliste. De fait, le schéma de la comédie ancienne va progressivement évoluer vers la « comédie moyenne » à l’action « plus linéaire et [qui] progresse du début à la fin de la pièce d’une façon plus conforme à la vraisemblance. […] Mais l’évolution continue et aboutit à la fin du IVe siècle à la comédie dite nouvelle, qui est véritablement un autre genre littéraire. » 746
Paul Demont et Anne Lebeau, Introduction au théâtre grec antique, Paris, Le Livre de Poche,1996, p. 158.
Ibid, p. 159.
Jean Defradas, « Aristophane », in Encyclopedia Universalis, Volume 2, p. 956.
Patrice Pavis, op. cit., p. 53.
Paul Demont et Anne Lebeau, op. cit., p. 160.
Idem.
Idem.
Ibid, p. 161.
Elle succède rappelons-le au prologue du héros, suivi de la parodos du chœur, de l’agon et enfin de la parabase. Chacune de ces parties regroupe plusieurs scènes.
Paul Demont et Anne Lebeau, op. cit., p. 161.
Ibid, p. 176 et p. 178.
Mentionnons « le sycophante rossé – la victoire sur ce spécialiste des procès et de la procédure, qui vit de fausses accusations lancées contre les citoyens riches ou peu combatifs, recueille toujours les applaudissements du public. » Idem.
Ibid, p. 160.
Idem.
Paul Demont et Anne Lebeau, op. cit., p. 160.
Patrice Pavis, op. cit., p. 53.
Paul Demont et Anne Lebeau, op. cit., p. 162.