Bilan. L’Antiquité ou la matrice des deux traditions historiques du « théâtre populaire » : théâtre politique œcuménique et théâtre de lutte politique.

Notre étude de la période antique nous incite à distinguer deux niveaux, les fils historiques réels, et la manière dont ces fils sont retissés a posteriori en fonction des évolutions de l’idéologie esthétique et politique, des artistes comme de la critique. L’histoire du théâtre politique est moins le fruit d’un travail d’historien que d’une entreprise de valorisation d’une tradition par opposition à une autre, le point de vue de l’observateur étant avant tout fonction du contexte théâtral et idéologique de sa propre époque. La période antique constitue la matrice des deux traditions concurrentes liées à deux définitions du théâtre politique. La tragédie grecque inaugure le modèle d’un théâtre ontologiquement politique, en tant qu’espace public où se discutent les affaires de la Cité, mais surtout où s’essaie, et se joue le débat argumenté, un théâtre politique moins lié à un contenu qu’à sa qualité d’espace public démocratique. La comédie ouvre quant à elle la voie d’un théâtre politique comme théâtre minoritaire, parlant des classes inférieures de la société, parlant aux classes inférieures de la société, et jugé comme un théâtre inférieur au grand théâtre. Deux lignées sont cependant à distinguer au sein de cette voie, la comédie grecque augurant d’un théâtre politique en tant que théâtre qui traite de l’actualité contemporaine et critique les hommes politiques, le pouvoir en place, tandis que la comédie latine ouvre la voie d’un théâtre politique comme théâtre populaire, adressé non aux grands de ce monde mais au petit peuple, lui parlant de lui-même et avec ses propres codes – un théâtre gestuel davantage que textuel. La comédie latine ouvre donc également la tradition d’un théâtre populaire moraliste, parfois conservateur, opposé à l’avant-garde intellectuelle.

La pertinence de la référence actuelle, omniprésente, à la tragédie grecque, paraît à nuancer doublement, du fait de ses divergences radicales avec la période contemporaine et du fait aussi que le modèle de la comédie origine une autre filiation, moins valorisée, celle d’un art qui revendique son caractère minoritaire mais qui n’en a pas moins une existence historique bien réelle. La comédie latine a ceci de commun avec la tragédie grecque que leur signification politique est inaccessible hors de la prise en compte de l’espace-temps de la représentation. Mais le rappel de la comédie latine met en lumière la tradition d’un théâtre politique minoritaire et déconsidéré parce qu’il prend en charge le non-noble, l’ob-scène de l’idéologie classique, mettant en scène ce que cette dernière considère comme le bas sous toutes ses formes, le corps, le rire et le peuple, en d’autres termes un « théâtre opprimé au service des opprimés » pour reprendre une formule de Philippe Ivernel. En revanche, l’examen du théâtre tragique grec, référence prédominante de notre tradition théâtrale, nous renseigne sur l’origine de la conception prédominante elle aussi, depuis Aristote jusqu’au XXe siècle, d’un théâtre ontologiquement politique.

Et la notion de théâtre populaire, telle que ses deux lignées se tissent à la fin du XIXe siècle, va venir rejouer cette opposition entre un théâtre politique conditionnel, en tant que théâtre révolutionnaire de classe, et d’autre part l’idée que le théâtre est ontologiquement politique parce qu’il rassemble l’ensemble de la communauté politique dans le cadre de la nation. La lignée du théâtre populaire œcuménique, du tournant du XX e siècle à aujourd’hui, mérite bien ce qualificatif en ce qu’elle va œuvrer à concilier les héritages clivés laissés par la période antique. Elle va réhabiliter à la fois l’idée généralement admise d’une vocation politique ontologique du théâtre à partir de la référence à la tragédie athénienne, et l’héritage plus controversé de la comédie latine, mais au prix d’un certain toilettage de la référence. Sont ainsi gommés les aspects les plus polémiques de la comédie latine : son caractère trivial, son idéologie réactionnaire bien sûr, mais aussi l’ambition révolutionnaire à laquelle renvoyait la référence pour les tenants de l’autre lignée du théâtre populaire, au service de la lutte des classes populaires contre la bourgeoisie. Parce que tout l’enjeu tient précisément pour cette lignée à faire un théâtre populaire pour tous, pour l’ensemble de la communauté politique – ambition qui dépasse largement celle, dont l’échec sera rapidement reconnu, de réunir dans une même salle à proportion respective de leur poids réel, les différentes classes sociales. Le « théâtre populaire » tel qu’il se synthétise chez les artistes, avant de fonder l’intervention publique de l’Etat, va œuvrer à représenter, sur la scène comme dans la salle, l’ensemble du peuple, classes populaires comprises, mais non pas de manière exclusive.