ii. L’extensible définition du peuple comme catégorie sociale :

Le peuple considéré comme catégorie sociale a pour ancêtre le Tiers-Etat, et après la chute de l’Ancien Régime ses frontières deviennent de ce fait très floues, leur pluralité renvoyant d’ailleurs aux différentes interprétations de la Révolution Française, considérée pour les uns comme l’avènement de la bourgeoisie républicaine, tandis que pour d’autres elle marque le début de la lutte des classes. La définition de ce peuple varie selon les époques, mais aussi selon les territoires puisqu’elle se teinte elle aussi d’appartenances locales – si l’on pense notamment aux « mythes intriqués du peuple et de Paris » au XIXe siècle. 766 Au XXe siècle cette acception tend à s’élargir et la nouvelle catégorie sociale des classes moyennes, fille de la petite bourgeoisie, va pouvoir s’inclure dans le peuple. Tout l’enjeu de la lutte entre partis politiques et entre partisans du théâtre populaire va porter désormais sur l’extension de la catégorie sociale recouverte par la dénomination de « peuple. » L’on peut ainsi dresser une ligne de partage entre la conception de Copeau ou Vilar et celle de Romain Rolland, Erwin Piscator ou, plus près de nous, d’Augusto Boal. Ce dernier restreint le champ du « peuple » à une communauté sociale qui ne comprend que ceux qui louent leur force de travail, ou pour le dire dans le vocabulaire consacré, les exploités :

‘« La population est la totalité des habitants d’un pays ou d’une région déterminée : elle comprend tout le monde. Le concept de "peuple" est déjà plus restreint, puisqu’il ne comprend que ceux qui louent leur force de travail. "Peuple" est la désignation générique pour les ouvriers, les paysans, et pour tous ceux qui, temporairement ou épisodiquement, s’associent à eux – comme cela peut arriver par exemple pour les étudiants dans certains pays. Ceux qui font partie de la population, mais sans appartenir au peuple, sont les propriétaires, la bourgeoisie, les propriétaires terriens, et tous ceux qui peuvent leur être associés – les gérants, les intendants. Les producteurs forment le peuple ; la population comprend aussi les possédants. » 767

Pour que l’on puisse parler de peuple en tant que « classe », il faut qu’existe une conscience de soi en tant que groupe non seulement social mais politique. Or l’appartenance sociale commune n’a pas toujours coïncidé avec la conscience qu’elle engendrait des revendications politiques communes, cette conscience étant pourtant la condition impérative pour que ces catégories populaires se muent en redoutables acteurs politiques non seulement en puissance mais en actes. Pourtant, au-delà même du degré qu’atteint à la fin du XIXe siècle cette conscience, est bien présente du côté du pouvoir l’idée que les classes laborieuses sont forcément dangereuses et manipulables. La référence aux classes populaires est teintée de peur de la part de la bourgeoisie et l’équation posée par Louis Chevalier a encore de beaux jours devant elle, au travers notamment de glissements sémantiques entre « peuple » et « foule. »

Notes
766.

Ibid., p. 8.

767.

Augusto Boal, « Catégories du théâtre populaire », Travail Théâtral n°6, janvier-mars 1972, p. 5.