ii. Art classique élitiste versus théâtre du peuple : Un intense débat intellectuel.

‘« L’art et le peuple ! Qu’y a-t-il de commun entre ces deux termes ? Pouvez-vous croire, vous, artiste, que la beauté qui constitue l’essence même des chefs-d’œuvre soit accessible à cette foule dont vous cherchez le suffrage ? […] L’art ne mérite plus son nom lorsqu’il ose se dire populaire. » 769

Le cri du cœur du critique littéraire défenseur du classicisme Ferdinand Brunetière est à comprendre dans le contexte des débats politiques et artistiques sur la démocratisation de la politique, et plus globalement des bouleversements sociaux en cours dans la France de la fin du XIXe siècle. La perspective d’un art et d’un théâtre populaires est considérée de la même façon par d’aucuns que celle du suffrage universel dans cette période d’essor du mouvement ouvrier. A l’inverse des tenants d’une définition élitiste de l’art, qui occupent le plus souvent des positions de pouvoir dans le champ artistique, et rejoignent volontiers le camp des anti-dreyfusards, les nouveaux venus dans le champ artistique « font campagne pour un art populaire et instaurent ce faisant un débat politique alternatif à celui des instances officielles de la politique. » 770 C’est d’eux que va venir la théorisation de « l’art social » 771 . Des revues comme L’art social précisément, mais aussi L’Art pour tous ou la Revue d’Art Dramatique, jouent à ce titre un rôle considérable, et c’est dans cette dernière revue que la question du théâtre du peuple est le plus débattue à partir de 1895 (6 articles par an entre 1895 et 1903, soit plus de quarante en tout.) Le 25 mars 1899, Romain Rolland écrit au directeur de la revue Lucien Besnard, pour lui proposer de la mettre « au service de l’idée d’un congrès de théâtre populaire », et crée avec ce dernier et Maurice Pottecher un comité de dix-huit membres dont l’ambition est de « rassembler le plus d’idées intéressantes pour la fondation d’un théâtre populaire à Paris », parmi lesquels se trouvent Lucien Descaves, Octave Mirbeau, Emile Zola, Louis Lumet. 772 Par ce biais, le théâtre populaire se retrouve placé sur l’agenda parlementaire et ministériel. L’autre grand événement découle du précédent : L’idée d’un concours national s’articule à celle d’un concours européen qui s’organiserait à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900 :

‘« Pour le salut de l’art, il faut l’arracher aux privilèges absurdes qui l’étouffent, et lui ouvrir les portes de la vie. Il faut que tous les hommes y soient admis. Il faut enfin donner une voix aux peuples, et fonder le théâtre de tous, où l’effort de tous travaille à la joie de tous. Il ne s’agit pas d’élever la tribune d’une classe : le prolétariat, ou l’élite intellectuelle, nous ne voulons être les instruments d’aucune caste : religieuse, politique, morale ou sociale ; nous ne voulons rien supprimer du passé ou de l’avenir. » 773

L’internationalisme aux accents révolutionnaires de certains des membres du comité ne domine cependant pas parmi les organisateurs du concours. Et c’est sans doute parce qu’il voit dans l’élargissement du cadre hors des frontières françaises un moyen possible de contrebalancer le poids du mouvement révolutionnaire français, que le Ministre de l’Instruction Publique, Georges Leygues, reprend à son compte l’idée d’une réflexion à l’échelle européenne sur le théâtre populaire, et délègue Adrien Bernheim, fondateur de L’œuvre des trente ans de théâtre, comme représentant du gouvernement pour l’étudier en Allemagne et en Autriche. Ce fait mérite d’être rappelé car il révèle que d’emblée, la réflexion sur le théâtre populaire est pensée, dans sa dimension esthétique comme de catégorie d’intervention publique, comme un idéal théâtral à mettre en œuvre et à faire jouer y compris hors du cadre des frontières de la nation, alors même qu’il va longtemps y demeurer étroitement lié. Or cette référence européenne sera fortement réactivée à la période contemporaine par les héritiers revendiqués du théâtre populaire. Bien que le concours n’ait finalement pas lieu et que le Congrès International sur l’Art théâtral qui se déroule à Paris du 27 au 31 juillet 1900 ne laisse finalement que peu de place à la question du théâtre populaire, l’effervescence des débats préparatoires aura permis qu’elle entre définitivement dans le débat public – et de fait, le théâtre populaire occupera à partir de ce moment une part des questions abordées par la Chambre et les services des Beaux-Arts. 774 Cette intégration aux « Beaux-Arts » témoigne d’une ambition capitale du théâtre populaire. En effet, à l’inverse de ceux qui critiquaient le théâtre populaire comme délitement de l’art, les tenants de la formule ne vont absolument pas la définir contre le théâtre d’avant-garde, mais précisément la revendiquer comme un « théâtre d’art » contre le théâtre commercial – qui constitue l’une des trois cibles de ses attaques, aux côtés du théâtre bourgeois, et, plus spécifiquement encore, du théâtre parisien. Pottecher reprend ainsi les arguments de Rousseau contre le théâtre parisien, et prône pour les mêmes raisons que son prédécesseur un théâtre pensé sur le mode de la fête populaire villageoise. Les partisans du théâtre populaire vont tous précisément chercher à faire tenir ensemble l’ambition de renouveler le public et celle de renouveler le théâtre. Le théâtre populaire est pensé d’un même mouvement comme quête d’un nouveau public et comme quête esthétique. C’est ensuite sur la manière dont ces deux dimensions doivent être articulées que vont se nouer d’intenses débats internes parmi les penseurs du théâtre populaire, qui feront rapidement émerger deux lignées bien distinctes, divergentes.

Notes
769.

Ferdinand Brunetière, cité par Maurice Pottecher, Le théâtre du peuple, renaissance et destinée du théâtre populaire, Paris, Ollendorf, 1899, pp. 13-14.

770.

Vincent Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, op. cit., p. 41.

771.

Voir Vincent Dubois, ibid., pp. 41-42.

772.

Ibid., p. 43.

773.

Annonce du concours de théâtre populaire dans le cadre d’un Congrès International sur le théâtre populaire à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, Revue d’Art Dramatique, mars-avril 1899. Cité par Vincent Dubois, ibid., p. 44.

774.

Idem.