iii. Les débats internes aux penseurs du « théâtre populaire » : La formule doit-elle être synonyme de «  théâtre d’art » ou de « théâtre politique » ?

Le théâtre du Peuple mis en place par le paternaliste Maurice Pottecher en 1895 dans le petit village vosgien de Bussang prend sens dans le contexte rural et dans une pensée des rapports sociaux en définitive assez conservatrice, fondée sur un anti-parisianisme. Il est impératif pour Pottecher de « créer des théâtres provinciaux, mettant en œuvre les ressources de chaque région, puisant aux trésors particuliers des mœurs, des légendes et de l’histoire, dont l’ensemble constitue le patrimoine de la France, faisant appel aux génies individuels du sol […] ». 775 Il réactive ce faisant l’idéal de Rousseau, qui dans la Lettre à d’Alembert prônait lui aussi le contre-modèle de la « fête villageoise », théâtre festif et de plein air qui rassemble le peuple « au milieu d’une place » de village 776 et dans lequel la communauté se joue pour elle-même. Ce courant d’un théâtre à implantation régionale et rurale va laisser son empreinte sur ce point précis de la célébration de la communauté, mais va s’estomper au sein de l’histoire officielle, pour céder la place à un affrontement binaire. Le « théâtre civique » de Louis Lumet 777 s’intègre au contexte urbain, le public des villes se révélant sans surprise plus attentif que le public rural aux revendications politiques révolutionnaires de la classe ouvrière. 778 Et cette lignée d’un théâtre populaire de classe – à laquelle appartiennent à des titres divers Piscator, Brecht, puis Boal – va ensuite revendiquer la synonymie avec le « théâtre politique ». Cette lignée s’oppose de ce fait à celle incarnée entre autres par Copeau, Chancerel ou Gémier, qui fait de la dimension artistique du théâtre populaire sa principale revendication, et qui récuse le « théâtre politiqué » 779 , ainsi la vision clivée du peuple et l’inféodation de l’art à la politique qu’il induirait, comme en témoigne cette formule de Maurice Pottecher : « Il ne faut pas qu’on reproche au Théâtre du Peuple d’être tout d’abord la succursale d’un lieu de réunion ou d’une tribune politique. » 780 Pour la lignée qui nous intéresse ici, l’engagement politique ne doit donc pas primer sur l’engagement dans l’art, non seulement dans les spectacles, mais aussi dans la vie de l’artiste. Cette lignée défend l’idée d’une autonomie de l’artiste et d’un engagement à titre individuel, d’« hommes de théâtre, qui, par raison humanitaire, se réfèrent à un justicialisme culturel idéaliste. » 781 Il s’agit donc bel et bien d’un désaccord politique des artistes des deux lignées, et l’engagement humaniste se construit contre le théâtre révolutionnaire parce qu’il se dresse contre le marxisme et le projet révolutionnaire. A l’inverse, les partisans du théâtre politique le plus révolutionnaire ont pu reprocher à certains apôtres du théâtre populaire le caractère plurivoque de leur œuvre, qu’ils jugeaient quant à eux équivoque, dans un contexte de lutte binaire. Rappelons ici la célèbre phrase de Romain Rolland :

‘« Le théâtre du peuple sera peuple ou ne sera pas. Vous protestez que le théâtre ne doit pas se mêler de politique, et vous êtes les premiers […] à introduire sournoisement la politique dans vos représentations classiques, afin d’y intéresser le peuple. Osez donc avouer que la politique dont vous ne voulez pas c'est celle qui vous combat. Vous avez senti que le théâtre du peuple allait s’élever contre vous, et vous vous hâtez de prendre les devants, afin de l’élever pour vous, afin d’imposer au peuple votre théâtre bourgeois, que vous baptisez : peuple. Gardez-le, nous n’en voulons pas. » 782

En 1965, dans son ouvrage polémique intitulé Le théâtre populaire, pourquoi ?, Emile Copfermann rappelle cette distinction, quand il oppose le « théâtre politique » de Piscator aux animateurs du théâtre populaire, de Copeau à Vilar et Planchon :

‘« Le théâtre politique, forme clarifiée de théâtre populaire, appartient-il au théâtre ou à la politique ? […] Dans le cas de Piscator, le critère majeur est : la ligne politique. Piscator, avec plus ou moins d’art, affirme une idéologie précise. Sa volonté, il l’a dit, est de recourir aux formes de l’art parce que l’effet de l’art est, en propagande, le plus convaincant. L’activité de Piscator est d’abord la sienne, mais elle s’inscrit dans un combat plus général qui est celui de la classe ouvrière. A l’opposé, celui des animateurs de théâtre populaire est d’abord l’activité d’animateurs ayant individuellement pris sur eux d’assumer la responsabilité de l’art. Ils ne parlent pas en termes de classe, la terminologie « théâtre populaire » le dit assez. » 783

Copfermann semble prôner le remplacement du théâtre populaire par le théâtre politique et suggère de laisser le « théâtre populaire » à ceux qui refusent de faire un théâtre politique explicitement tourné vers l’action politique, et plus exactement vers l’action politique révolutionnaire. Pourtant, du début du XXe siècle aux années 1960 au moins, de nombreux artistes (Brecht étant l’exemple le plus évident) méritent, et parfois revendiquent (Boal) tout à la fois les qualificatifs « populaire » et « politique. » Il semblerait en définitive que l'expression « théâtre populaire » rejoue en elle-même peu ou prou la grande dualité entre les deux acceptions de l'expression théâtre politique que nous évoquions dans l’introduction. Et de fait, son évolution historique voit s'affronter deux conceptions divergentes de ce que doivent être les missions d’un théâtre populaire, elles-mêmes découlant de deux des acceptions du mot « peuple » précédemment évoquées : d’une part, le peuple réduit aux catégories populaires dotées d’une conscience de classe et en lutte contre la bourgeoisie, et d’autre part, le peuple entendu comme l’ensemble des catégories sociales du pays, dans une définition fondée sur l’idée d’une appartenance commune non pas sociale mais nationale – avec toutes les questions que pose ce dernier adjectif. Nous allons nous attacher à présent à cette lignée de théâtre populaire œcuménique qui veut faire un théâtre pour l’ensemble du peuple.

Notes
775.

Pottecher, op. cit., p. 30.

776.

Lettre à d'Alembert, Jean-Jacques Rousseau, édition établie et présentée par M. Buffat, Flammarion Dossier, 2003, p. 182.

777.

Louis Lumet a fondé le Théâtre Civique à Paris en 1893. Ce théâtre monte en 1900 le Danton de Romain Rolland.

778.

Sans plus développer ce clivage historique, insistons sur le fait que l’alternative entre théâtre en milieu rural et théâtre en milieu urbain se pose avant tout en termes de cible. Le théâtre en milieu rural s’adresse aux paysans tandis que les théâtres populaires parisiens visent logiquement le public ouvrier, et il ne faut pas voir dans la distinction de ces deux publics populaires une opposition de classe, dans les deux cas il s’agit de la classe laborieuse. Si distinction il y a entre le théâtre populaire en milieux urbain et rural, c’est afin de mieux cibler les spécificités de chaque public, lesquelles sont fonction des conditions d’existence propres à ces deux mondes. Les statistiques nationales font apparaître que l’électorat paysan, plus isolé, est sensiblement plus conservateur que l’électorat ouvrier, le travail en usine favorisant l’émergence d’un sentiment d’appartenance collective. Toutefois, ces données doivent être plus que nuancées car une observation de détail fait apparaître de très fortes variables régionales. Ainsi dans des zones à forte tradition catholique (l’Alsace) les ouvriers votent de manière conservatrice tandis que dans d’autres régions à forte tradition républicaine les paysans sont conduits à voter en masse pour le parti communiste. Hervé Le Bras, Les trois France, Paris, éditions Odile Jacob, 1995.

779.

La formule est de Camille de Sainte Croix.

780.

Maurice Pottecher, Le théâtre du peuple, renaissance et destinée du Théâtre populaire, Maurice Pottecher, Paris, Ollendorf, 1899. Cité in Chantal Meyer-Plantureux, Théâtre populaire, enjeux politique, op .cit., p. 29.

781.

Emile Copfermann, Le théâtre populaire, pourquoi ?, op. cit. p. 116.

782.

Romain Rolland. Cité in Préface à Le théâtre du peuple, Chantal Meyer-Plantureux, éditions Complexes, 2003, p. 15.

783.

Emile Copfermann, Le théâtre populaire, pourquoi ?, Cahiers Libres 69, Paris, Maspero, 1965, p. 53.