ii. La question clé du lieu théâtral et les prémisses de la décentralisation théâtrale : Faire venir le peuple ou aller au peuple.

La configuration du Théâtre du Peuple de M. Pottecher implanté à Bussang, demeure minoritaire, et dans la plupart des cas, l’artisan du théâtre populaire se définissait prioritairement en tant qu’artiste et non en tant qu’habitant de telle ou telle localité. Dès lors, la volonté d’« amener l’art dramatique jusque dans les contrées les plus reculées et [de] mêler les classes sociales au cours des représentations » 785 se joue essentiellement sur le mode du déplacement et de l’itinérance, comme en témoigne le nom du premier Théâtre National Populaire, créé par Firmin Gémier en 1910 : Le Théâtre National Ambulant. C’est entre les années 1910-1930 que se matérialisent les prémisses de la décentralisation, le pionnier étant Copeau et ses Copiaus en Bourgogne, dont la volonté de créer des troupes pérennes en province inspirera sans doute le projet de Jeanne Laurent après la Seconde Guerre Mondiale. 786 La tentative de Copeau à Morteil échouera, mais son apport essentiel tient à sa postérité. Le projet fera en effet des émules, dont la troupe des Comédiens Routiers de l’ancien Copiau Léon Chancerel, très proche du mouvement scout, qui essaimera très largement au cours des années 1930. En dix ans, la troupe jouera plusieurs centaines de spectacles et, quadrillant le territoire nationale, touchera plus de 130 communes de France, irriguant à travers des tournées de formation toute une nouvelle génération d’animateurs 787 de troupes amateurs, préoccupés avant tout d’intégrer les jeunes générations au modèle social et national : « Cette compagnie a pour objet d’aller planter ses tréteaux tragiques ou comiques partout où l’exigera l’action sociale et plus particulièrement dans les faubourgs et les campagnes. » 788 Chancerel crée le premier des Centres Régionaux d’Art Dramatique, autrement dit le premier exemple de décentralisation qui mette en œuvre une action théâtrale décentralisée et une action de sensibilisation artistique. Outre les fondamentales questions matérielles et géographiques, les causes symboliques de l’exclusion des classes populaires sont également visées par les chantres du théâtre populaire oecuménique, l’objectif étant que le spectateur non habitué aux codes du théâtre bourgeois se sente à l’aise sur les bancs du nouveau théâtre. Cette volonté figure chez Morel, comme plus tard chez Vilar au travers de la suppression des pourboires, considérés par le directeur du TNP comme des éléments de division du public. 789 C’est pour un motif parallèle que Vilar voudra également supprimer la salle à l’italienne, qui sépare riches et pauvres et les incite à se regarder en chiens de faïence au lieu de les faire communier dans la contemplation du même spectacle. 790 Et, question symbolique entre toutes, le choix du répertoire constitue évidemment un axe fondateur de la politique de ré-union du théâtre populaire de la nation. La détermination du répertoire touche en effet au cœur de la conception de la culture et de la communauté politique à l’œuvre dans cette cité.

Notes
785.

Nathalie Coutelet, L’évolution du concept de théâtre populaire à travers l’itinéraire de Firmin Gémier, Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Marie Thomasseau, Paris VIII, 2000, p. 317. Pour un rappel historique plus précis, nous renvoyons aux pages 308-350 de sa thèse.

786.

Robert Abirached, « Des premières semailles aux premières réalisations. Les précurseurs : Jacques Copeau et sa famille », in Robert Abirached (sous la direction de), La Décentralisation Théâtrale, tome 1, Arles, Actes Sud Papiers, 1992, p. 16.

787.

Rose-Marie Moudouès, « Léon Chancerel et sa postérité », ibid., pp. 21-28.

788.

Léon Chancerel, cité par RoseMarie Moudouès, ibid.., p. 23.

789.

Sonia Debeauvais, « Public et service public au TNP », ibid., p. 117.

790.

« Le théâtre à rampe, le théâtre à herses, le théâtre à loges et à poulailler ne réunit pas, il divise. Or n’est-ce pas ce but immédiat d’un théâtre populaire d’adapter nos salles et nos scènes à cette fonction : " je vous assemble, je vous unis" ? » Jean Vilar, article pour la revue Les Amis du Théâtre National Populaire, 1952, cité par Emile Copfermann in Le théâtre populaire, pourquoi ?, op. cit., p. 58.