Bien que n’étant pas présente chez tous les penseurs du théâtre populaire 791 , la question du répertoire constitue une ligne de partage que l’on pourrait presque qualifier de fondatrice entre les deux lignées de théâtre populaire. Le premier répertoire de ce théâtre populaire de la nation est en quelque sorte la nation elle-même, ou plus exactement la Patrie, ce qui ne peut se comprendre si l’on ne se souvient pas de la grande boucherie qu’a été la Première Guerre Mondiale, référence fondatrice du Théâtre National Populaire de Firmin Gémier :
‘ « Il n’y a pas de théâtre pour le peuple, on n’écrit pas pour lui. Il a souffert, il s’est sacrifié, il nous a sauvés, qu’importe ! Nos dramaturges n’ont pas voulu créer, ou n’ont pas pensé à rétablir, entre lui et eux, ce lien qui fait les nations si puissantes, cette chose sublime qui, le jour de la mobilisation, dressa notre peuple en un bloc unique et formidable : la communauté de pensée. » 792 ’ ‘« En allant au théâtre populaire vous honorez votre patrie […]. » 793 ’De fait, le Théâtre National Populaire de Firmin Gémier a été inauguré le 11 novembre 1920, « jour de la translation du corps du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, avec une évocation symbolique des « grands moments » de l’Histoire de France close par une Marseillaise allégorique. » 794 C’est cette appartenance commune à la Mère Patrie qui justifie pour Gémier que le peuple-nation doive être fédéré par le théâtre, et justifie son refus d’un théâtre de classe, du théâtre bourgeois comme du théâtre prolétaire :
‘« Le fossé entre l’art et le peuple doit être comblé ! Il n’y a pas d’art de classe. L’art est unique. Où est le théâtre unique ? Est-il dans les petites comédies bourgeoises, les pièces salonnières ou les mélodrames qui sévissent aujourd’hui ? Laissons donc le théâtre actuel à ses fournisseurs et à ses habitués et créons le théâtre national, le Théâtre du Peuple français, celui de la démocratie qui naît et s’organise, le théâtre nouveau. » 795 ’En conséquence, le répertoire des pionniers du théâtre populaire national laissait une place non négligeable aux spectacles de communion et aux célébrations. Le TNP de Gémier prévoyait dans son organigramme, de donner, outre les catégories de « drame, comédie moderne, œuvres classiques et œuvres inédites », de « musique, opéra, opéra-comique, danses, chansons populaires, concerts symphoniques, conférences », « cinématographe, films éducatifs présentés et commentés avec des entractes de musique symphonique », de donner « cérémonies et fêtes collectives ». 796 Et si, dans les faits, seule la première saison du TNP fit une place aux fêtes 797 , Gémier fait une large place aux cérémonies collectives d’hommages aux grands écrivains comme aux événements religieux et festifs, au premier rang desquels Noël, qui donne lieu à des représentations spéciales. 798 De même la commémoration des Noëls et les représentations de drames sacrés occupaient une large place dans l’œuvre de Léon Chancerel, plus importante que celle des farces médiévales et des comédies de Molière 799 , et à Jeune France Vilar s’essaya lui aussi à cette forme de spectacle festif de masse, célébrant une fête des moissons en 1941. 800 Ces différents exemples témoignent du fait que le théâtre célébrait non seulement la nation républicaine, mais une certaine image mythique de la France, nourrie au lait d’une histoire et d’un socle religieux – et nous verrons les conséquences qui ont pu en découler dans les années 1930. Ces célébrations mises à part, les chantres du théâtre d’union ont eu tendance à privilégier le grand répertoire de l’histoire théâtrale, du fait d’une conception universaliste de la culture appartenant à l’ensemble des citoyens de la nation française. L’objectif général était pour tous de « faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite » 801 – à savoir Molière, Corneille et Shakespeare mais également les grands auteurs contemporains. 802 L’un des enjeux de la diffusion d’une culture pensée comme universelle était de contribuer à renforcer un sentiment d’appartenance nationale commune, au-delà des différences culturelles régionales et des clivages sociaux, à une époque où le théâtre opérait encore comme outil privilégié de transmission de l’information. Telle était déjà l’optique de Gémier :
‘« J’appelle pièces nationales celles qui peuvent être comprises par toute la foule française, celles qui intéressent les Bretons, aussi bien que les Provençaux, les Gascons aussi bien que les Lorrains. […] Quand je jouerai un chef-d’œuvre, je veux qu’il plaise à l’élite aussi bien qu’à la majorité compacte et dans toutes les contrées. Cela n’est-il pas le propre des chefs-d’œuvre ? […] Le public est un enfant qui a grandi. Il faut lui raconter des histoires, de belles histoires. Je n’en sais peut-être pas de plus belles que celles que contient l’histoire de France, de plus pittoresques, de plus héroïques, de plus passionnantes. […] Alors, direz-vous, c’est la renaissance du théâtre historique ? Et pourquoi pas ?… N’allons pas si loin pour le moment, et contentons-nous de dire : la renaissance du théâtre dans les départements. » 803 ’L’idée d’une diffusion au plus grand nombre des grands textes et particulièrement des grands textes français, sera reprise à ses débuts par le Ministère de la Culture, sous l’impulsion d’André Malraux, comme le stipule le décret du 24 juillet 1959 :
‘« Le Ministère chargé des Affaires Culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. » 804 ’On note ainsi, de Gémier à Malraux, une extension du patrimoine en question, liée à une conception universaliste de la culture. Désormais ce ne sont plus uniquement les œuvres françaises qui sont jugées susceptibles de fonder une unité nationale, mais l’objectif demeure cependant, par le biais de l’inscription dans un patrimoine national et universel, de dépasser les particularismes régionaux et de classe. Il ne s’agit pas d’actualiser les classiques en leur conférant un sens plus tranchant, contrairement à ce qui se fait dans la lignée du théâtre populaire de classe, et de même, l’emprunt aux formes de spectacles populaires ou traditionnelles (commedia dell’arte, théâtre de foire, cirque…) se fait dans une visée intégrationniste tout comme l’est le modèle républicain, et non dans l’optique de présenter l’homme nouveau qui va mener le combat révolutionnaire – et l’on pourrait détailler entre autres l’opposition entre l’utilisation du cirque par Dullin et Copeau d’un côté, Meyerhold et Maïakovski de l’autre. 805 Le théâtre populaire national œcuménique vise à intégrer l’ensemble du peuple à la communauté théâtrale et nationale. Et, au cours de la période 1920-1930, ce sont les artistes qui ont concrètement mis en œuvre les moyens de réaliser l’objectif premier du théâtre populaire – toucher l’ensemble de la population française – avant que ne soit pensée l’articulation entre cette relation directe artiste / public, et l’intervention publique de l’Etat pour encadrer la démarche des artistes. Cette intervention de l’Etat est devenue pensable et possible parce que les artistes du théâtre populaire œcuménique oeuvrent à travers leur art à diffuser l’idéologie républicaine. En témoigne leur conception de la culture, à la fois patriotique et universaliste, et leur ambition de communion nationale par le théâtre, qui s’exprime en des termes quasi similaires par Pottecher, Gémier et Vilar:
‘« Réunir, sur les travées de la communion dramatique, le boutiquier de Suresnes, le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé. » Vilar 806 ’ ‘ « Il faut concevoir le Théâtre du Peuple comme destiné à réunir, dans une émotion commune, tous les élements dont se compose un peuple […]. Il n’a de raison d’être et de chance de vie que s’il recrée véritablement une fraternité entre les spectaterus de toutes classes […] Un théâtre national, voilà ce qu’il peut être ; et qu’on écarte de ce mot toute notion de bruyante et funeste littérature patriotique, pour essayer d’y enfermer l’idée la plus large, la plus indépendante et la plus sereine qu’une nation démocratique […] représentant pour le genre humain tout ce qui celui-ci voit en elle, peut se faire de son génie et de son destin. » Pottecher 807 ’ ‘« Le théâtre doit être accessible à tous, on appelle le théâtre populaire ou national, je l’appellerai collectif. » Gémier 808 ’Eugène Morel notamment s’était centré exclusivement sur les questions d’accessibilité matérielle des classes laborieuses, estimant que la question du répertoire « ne [ le] regard[ait] pas ». E. Morel, « Le projet Morel », cité par Chantal Meyer-Plantureux, op. cit., p. 55.
Firmin Gémier, « L’ère nouvelle du théâtre », in Le théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., p. 143.
Eugène Morel, « Projet des théâtres populaires », extrait de la Revue d'Art Dramatique, déc 1900.
Emile Copfermann, Le théâtre populaire, pourquoi ? op. cit., p. 55.
Firmin Gémier, « L’ère nouvelle du théâtre », in Le théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., pp. 143-144.
Firmin Gémier, Lettre à propos d’un théâtre populaire, 19 février 1921, reprise dans la revue Théâtre Populaire n°2, juillet-août 1953.
Catherine Faivre-Zellner, Firmin Gémier, héraut du théâtre populaire, Rennes, PUR, 2006, p. 161.
Ibid., p. 158.
Rose-Marie Moudouès, op. cit., pp. 24-25.
Serge Added, « Les premiers pas de la décentralisation sous Vichy», in Robert Abirached, (sous la direction de), La Décentralisation théâtrale, tome 1, op. cit., p. 48.
Jean Vilar, « Le TNP service public », 1953, repris dans De la tradition théâtrale, Paris, Gallimard, 1975, cité par Chantal Meyer-Plantureux, op. cit. p. 262.
Idem.
Firmin Gémier, cité par Paul Blanchard, Firmin Gémier, Paris, L’Arche, 1954, chap. VI, pp. 126-127. Cité par Nathalie Coutelet, op. cit., pp. 347-348.
Décret du 24 juillet 1959 relatif aux attributions du Ministère des Affaires Culturelles. Cité par Geneviève Poujol, « La création du Ministère des Affaires Culturelles 1958-1969 » in La décentralisation théâtrale, tome 2, sous la direction de Robert Abirached, Arles, Actes Sud, 1993, p. 30.
Voir Claudine Amiard-Chevrel (textes réunis et présentés par), Du cirque au théâtre, Lausanne, Th 20, L’Age d’Homme, 1983.
Jean Vilar, cité par « Des premières semailles aux premières réalisations : Les précurseurs : Jacques Copeau et sa famille », in La décentralisation théâtrale, 1. Le premier âge, 1945-1958, L’Arche, 1993, p. 15.
Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple, cité par Chantal Meyer-Plantureux, in Le théâtre populaire, enjeux politiques, Paris, Complexe, 2006, pp. 29-31.
Firmin Gémier, cité par Robert Abirached, « Des premières semailles aux premières réalisations : Les précurseurs », op. cit., p. 17.