Dans son projet de théâtre populaire, Morel se montrait réfractaire à l’idée d’une intervention de l’Etat, et plus tard, Copeau manifestera sa défiance face à un Etat souvent prompt à confondre intervention financière et interventionnisme idéologique dans la matière artistique : « Chaque fois que prévaut la volonté d’un Etat fort, nous le voyons soucieux au premier chef du problème théâtral. Il entend faire du théâtre une branche de l’éducation publique, l’expression d’une pensée nationale, c’est-à-dire l’instrument d’une propagande. » 809 Avant eux, Hugo avait déjà formulé le problème en des termes devenus célèbres et très souvent repris depuis lors : « la subvention, c’est la sujétion, tout chien à l’attache a le cou pelé. » 810 Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que le même Hugo avait en 1849 811 plaidé devant le Conseil d’Etat de la jeune République pour « une politique culturelle ambitieuse visant avant tout le peuple, dont la République doit faire une communauté de citoyens. » 812 Pour l’auteur romantique et ses pairs, le théâtre était alors conçu « d'abord [comme] un outil pédagogique, c'est-à-dire politique, puisque l'éducation - celle de la masse paysanne qui a élu Louis-Napoléon sans doute, mais surtout celle des travailleurs urbains que la misère conduit à l'émeute qui elle-même justifie la réaction - apparaît comme la pierre angulaire de la démocratie naissante. Si la République est républicaine, c'est-à-dire garante de l'intérêt général, elle ne doit pas négliger cet instrument de paix civile, de formation d'une conscience nationale et de consolidation de la démocratie, et ouvrir au contraire le plus possible les portes de l'enseignement théâtral. » 813 La position de Hugo était donc directement liée au gouvernement en place, et évoluait en même temps que le pouvoir. S’il était favorable à une politique culturelle républicaine, il était donc farouchement hostile à un assujettissement du théâtre à un pouvoir réactionnaire. A la fin du XIXe siècle, si les artistes rejettent l'intervention publique de l’Etat dans le domaine du théâtre, c’est qu’ils rejettent plus largement l'Etat sous toutes ses incarnations – et en l’occurrence certains rejettent d’ailleurs le modèle républicain dans lequel s’inscrivait Hugo. C’est dans ces années 1890 que les artistes revendiquent d’intervenir non seulement dans le champ artistique mais également de plain pied dans le champ social, et que va naître la figure singulière et catégorielle des intellectuels, dont les artistes font partie :
‘« Ce rejet [de l’intervention publique et plus généralement de l’Etat] est d’autant plus fort qu’intellectuels et artistes affichent désormais de hautes ambitions qui les placent en concurrence avec les agents de l’Etat : délaissant progressivement le retrait que constitue " l'art pour l'art " caractéristique de la période héroïque de la conquête de l'autonomie, nombre d'entre eux s'engagent et interviennent politiquement au nom de l'art et des valeurs qu'ils prétendent incarner à travers lui. Dans la période fondatrice du tournant du siècle, c’est dans cette opposition à l’Etat, nécessaire pour préserver les producteurs culturels de ce qui est désormais dénoncé comme ingérence politique et utile à l’établissement de leur position comme producteurs légitimes d'un discours sur le monde social. » 814 ’La constitution des artistes en tant que catégorie sociale et intellectuelle s’est donc construite contre l’Etat. D’emblée la figure de l’intellectuel est liée à l’idée d’un espace public de débat des affaires politiques et à l’idée qu’il peut occuper un rôle privilégié dans ce débat, du fait d’une posture spécifique liée à sa pratique artistique : Il n’est pas un spécialiste ni un professionnel mais sa parole est légitime en ce qu’en tant qu’artiste il a une position réflexive ainsi qu’une conscience singulière du monde. L’artiste-intellectuel se trouve donc dans une position concurrentielle avec l’homme politique, et revendique d’être une voix alternative à celle émanant du pouvoir politique incarné par l’Etat. L’artiste-intellectuel se pense donc comme un contre-pouvoir démocratique, ce qui induit en retour une conception de la culture et de l’art comme production de discours – œuvres et paroles – subversifs. Par ailleurs, pour ce qui concerne spécifiquement la question du « théâtre populaire », l’Etat ne constitue pas un allié possible car sa conception du peuple se réduit encore pour l’essentiel à une défiance. L’avènement de la IIIème République joue certes un rôle, notamment de manière indirecte par le biais de la réflexion sur l’éducation, mais l’évolution de l’Etat sera lente, particulièrement sur la question de la culture. Et c’est cette évolution qui conditionnera celle des relations entre les artisans du théâtre populaire et l’Etat. Du côté de l’Etat, la défiance à l’égard du théâtre s’estompera à mesure de la prise de conscience des transformations d’un théâtre redevenu exigeant – à la différence du théâtre commercial dépravé de la fin du XIXe siècle. Rappelons le propos d’un spécialiste de droit public qui s’opposa en 1916 à l’établissement du théâtre comme service public :
‘« Il ne convient pas d’ériger en service public […] les entreprises de spectacle et de théâtre […] dont l’inconvénient majeur est d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive au grand détriment de la vie sérieuse, et d’exciter les passions de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance. » 815 ’La référence à la notion de service public était donc présente dans les esprits dès le début du XXe siècle, mais l’articulation entre cette formule et celle de « théâtre populaire » devra encore attendre. C’est du côté des artistes, l’impérieuse nécessité financière d’être soutenus qui peut expliquer l’évolution, mais surtout, la pensée d’une possible intervention étatique va évoluer à mesure des transformations propres à la figure de l’Etat-Nation et au passage à la conception d’un Etat-nourricier, à mesure que se développent ses actions dans différents secteurs (éducation, droit du travail, santé.) C’est Gémier qui le premier acceptera, et même, demandera, une subvention de l’Etat, en 1920, mais c’est surtout après la Deuxième Guerre Mondiale que l’articulation va se solidifier, et la IVème République a joué un rôle considérable dans ce basculement des relations entre artistes et Etat et dans la constitution d’une politique culturelle, et particulièrement d’une politique théâtrale, publiques. Mais les prémisses se trouvent en amont, dans deux moments singuliers de l’histoire qui ont vu l’ébranlement de l’image de l’Etat, le Front Populaire mais aussi, d’une toute autre manière, la trouble période de l’Occupation allemande et de l’équivoque « Etat Français ».
Jacques Copeau, « Le théâtre populaire », in Chantal Meyer-Plantureux (textes réunis et présentés par), Théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., p. 238.
Phrase citée par Robert Abirached dans Le Théâtre et le Prince, L’Embellie, Arles, Actes Sud, 1992, p. 55.
Gilles Malandain, « Quel théâtre pour la République ? Victor Hugo et ses pairs devant le Conseil d’Etat en 1849 » in Artistes / Politiques, Sociétés et représentations n°11, février 2001, pp. 205-227.
Ibid., p. 221.
Idem.
Vincent Dubois, La politique culturelle, genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999, p. 23-24.
Le Doyen Hauriou, cité par Robert Abirached, in La Décentralisation théâtrale, Le Premier Age, 1945-1958, tome 1, p. 14.