ii. Une première étape, glorieuse mais balbutiante : Le « rassemblement » du Front populaire.

Les premiers pas d’une politique culturelle comme émanation de l’Etat-Nation se font sous le Front Populaire. Les causes en sont plurielles, et la crise culturelle du théâtre de plus en plus supplanté par le cinéma aggrave dans ce secteur la crise économique plus globale. Mais c’est plus fondamentalement la crise politique française et européenne qui explique la volonté d’un Etat fort et interventionniste, comme le sont les Etats totalitaires qui fleurissent à cette époque en Italie et en Allemagne. 816 Avec une différence essentielle, puisqu’il s’agit précisément pour le Front Populaire de lutter contre le fascisme, par le biais d’une politique de « rassemblement » et d’union nationale. 817 La conception classiste de la culture en général et du théâtre en particulier est de ce fait mise entre parenthèses, comme en témoigne l’évolution de la conception de la culture au Parti Communiste, qui découvre à la fois la politique de la « main tendue », le (partage du) pouvoir, et la conception universaliste de la culture, comme l’a rappelé Pascal Ory : En 1937, Aragon, secrétaire général de la Maison de la Culture, félicitera les cercles locaux pour leur travail de « dépolitisation. » De même, la petite Fédération des théâtres ouvriers (amateurs et militants) est incitée par le PCF à se transformer en Union des Théâtres Indépendants de France (UTIF), ouverte aux « humanistes » et aux professionnels, dont les animateurs du Cartel. Le Groupe Octobre, membre de la FTOF, meurt donc avec l’avènement du Front Populaire, qui rejoue la dimension de convocation de la cité par elle-même et pour elle-même héritée de la fête rousseauiste et des pionniers des années 1910-1920 : fête des travailleurs le 1er mai, fête des congés payés… Le syncrétisme du Front Populaire va plus loin encore puisqu’il tente de ré-concilier les deux lignées de théâtre populaire, la fête permettant de célébrer la nation républicaine comme de commémorer la Révolution. Le 14 juillet de Romain Rolland est ainsi créé durant l’été 1936 à l’Alhambra et, en raison du succès, le principe est repris en 1937 avec Liberté et Naissance d’une cité de Jean-Richard Bloch au Vél’ d’Hiv. 818

Les rôles du théâtre et de la culture dans le programme du Front Populaire tiennent bien sûr à la conception de la République comme source d’émancipation des classes populaires, mais sont également dus au fait qu’au sein des forces qui composent le Front Populaire, les groupements culturels occupent une place de choix aux côtés de la coalition des trois grands partis de gauche. Jean Zay, membre du Parti Radical, Ministre de 1936 à la guerre, détient sous le Front Populaire le portefeuille de l'Education Nationale – qui à l'époque gère encore le théâtre. Il multiplie les initiatives d'intervention de l'Etat en faveur du théâtre, même s'il ne saurait encore être question de subventionner le théâtre dans un système global et cohérent. Son projet est à terme de créer un vaste Ministère de la Vie Culturelle regroupant l’Education (Beaux Arts et recherche scientifique), la Jeunesse et les Sports (qui ne portaient pas encore ce nom), et la Communication (qui ne portait pas encore ce nom) et les relations culturelles avec l’étranger.

L’objectif social est déjà au cœur du projet de politique culturelle, l’enjeu étant de permettre ou d’accélérer l’accès du plus grand nombre à la culture - en effet, Jean-Richard Bloch dénonce déjà le scandale des « trente-cinq millions d’exclus du théâtre. » 819 Les ambitions de démocratisation et de décentralisation sont déjà présentes, sous les termes de « popularisation » et de « régions artistiques » (Jean-Richard Bloch). Le mot de « décentralisation théâtrale » est parfois utilisé dès 1936, y compris par les communistes pourtant hostiles au principe d’une décentralisation de l’Etat. Et parallèlement aux actions en direction du public, l’aide aux artistes se développe, avec la création d’un réseau de service public pour la diffusion des spectacles et avec le soutien aux troupes de théâtre. Au-delà d’esthétiques diverses, les troupes encouragées par le Front Populaire, autour du noyau du Cartel, ont en commun un même rejet du jeu de l’acteur traditionnel, et un même projet d’un « service culturel et social. » 820 Sous le Front Populaire, projet artistique et projet centré sur le public sont donc pour la première fois pensés dans leur complémentarité, même si les résultats ne se font pas encore sentir concrètement.

Notes
816.

Pascal Ory, « Le Front Populaire, aux sources d’une politique théâtrale publique. » in Robert Abirached (sous la direction de), La Décentralisation théâtrale, tome 1, pp. 29-40.

817.

Ibid., p. 32.

818.

Ibid., p. 36.

819.

Jean-Richard Bloch, cité par P. Ory, ibid., p. 34.

820.

Jean Dasté, André Barsacq, Maurice Jacquemont, dont l’influence sera considérable après guerre, sont associés en 1936 au sein du Théâtre des Quatre Saisons. Ils publient un manifeste dans la revue Esprit ; évoquant leur projet d’un « service culturel et social » : Une troupe ambulante huit mois sur douze, et implantée temporairement dans une région les quatre mois restants, pour donner des « célébrations dramatiques » et participer à la vie culturelle locale. Pascal Ory, ibid., p.p. 36-37.