iii. Deuxième étape, aussi trouble que fondatrice : Les années Vichy.

L’inscription des sombres heures de l’Occupation allemande dans la glorieuse histoire mythifiée du théâtre public français pose évidemment problème. Cette référence est souvent rapidement évoquée par ceux qui revendiquent la formule, et qui préfèrent insister sur l’après-guerre. A l’inverse, elle est inlassablement commentée depuis les années 1970 par les détracteurs du théâtre populaire, qui y voient la preuve que toute déclinaison de l’Etat-Nation français contient en germe « l’Etat Français » de Vichy, et donc que l’intervention financière de l’Etat en matière culturelle équivaut nécessairement à de la propagande nationaliste, ou à une censure des œuvres en faveur de la liberté. Vichy constitue bien sûr une rupture avec le Front Populaire, liquidant l’héritage de la IIIème République et parfois les hommes – Jean Zay fut ainsi l’une des victimes de l’Etat Français. Mais un certain nombre de projets sont repris, notamment ceux en faveur de la jeunesse et de la culture. 821 La politique de Vichy en faveur du théâtre doit se comprendre dans le contexte d’une pensée corporatiste et décentralisatrice de l’Etat d’une part, et du soutien à la jeunesse, espoir d’un renouveau moral. 822 En effet, pour Pétain, les causes de la défaite sont la décadence, l’esprit de jouissance qui avait primé sur l’esprit de sacrifice sous la IIIème République. Appliqué au théâtre, ce discours aboutit à la condamnation du théâtre de boulevard, dont le ressort principal est souvent l’adultère. Par contraste, la qualité artistique est interprétée par Vichy comme une volonté de redressement moral favorable au nouveau régime. C’est ce qui explique le choix opéré par Vichy en matière théâtrale, qui conduit l’amateur du théâtre populaire à devoir affronter le constat dérangeant que le gouvernement de Pétain a soutenu la création artistique la plus exigeante – Copeau, Chancerel, le Cartel, Vilar et d’autres – et non de médiocres œuvres de propagande dont le souvenir aurait été si facile à balayer ensuite. Pour mieux comprendre cette période, il nous paraît nécessaire de distinguer les raisons du soutien aux artistes et de distinguer les artistes en fonction de leur soutien ou non à Vichy. En effet, les enjeux du théâtre populaire de la nation diffèrent selon que les artistes soutiennent la nation contre l’occupant, ou qu’ils soutiennent spécifiquement le gouvernement de Vichy par proximité idéologique, et en rupture avec les incarnations précédentes de l’Etat français. Deux conceptions de l’Etat sont ainsi à distinguer, qui découlent de deux définitions opposées de la nation, fondée sur la communauté civique dans le cadre de la République pour les uns, et sur la communauté du sang et de la foi pour les autres. En ce sens, le soutien par le gouvernement de Vichy de Copeau et de Chancerel notamment doit être expliqué par le soutien réciproque de ces artistes au gouvernement de Vichy.

Notes
821.

Ibid., p. 40.

822.

Serge Added, « Le théâtre dans les années Vichy », in La Décentralisation théâtrale, tome 1, op. cit., pp. 41-50. Toutes les données concernant cette période sont tirées des analyses de Serge Added.