iv. Le théâtre populaire, théâtre de la nation républicaine ou théâtre nationaliste et antisémite ?

Si l’on met en regard les différents propos de Jacques Copeau sur le théâtre de la nation et sur le refus d’une subvention publique, l’on voit émerger une conception de la Nation découplée de celle de l’Etat, qui prend racine dans le peuple et non dans des institutions venant d’en haut, autrement dit, dans un sentiment que chacun éprouverait intimement, et non dans l’intériorisation d’une leçon que l’Etat pédagogue – démagogue et propagandiste selon Copeau – tendrait à faire apprendre à ses enfants-citoyens.Toute la question porte alors sur ce qui constitue le lien entre les différents individus qui composent ce peuple, puisque ce n’est pas le fait d’être membre d’une même communauté de citoyens unis par des droits et des devoirs dans le cadre d’un Etat. En fait, pour Copeau comme pour la plupart de ceux qui partagent cette conception de la Nation – et du théâtre populaire – le liant naturel, antérieur à tout autre, c’est la foi religieuse. Certains des plus illustres artisans du théâtre populaire français comme théâtre de célébration et de communion du peuple sont non seulement des artistes républicains mais de fervents catholiques, qui articulent étroitement civisme, foi et théâtre. Et la volonté du théâtre populaire de fédérer l’ensemble de la communauté citoyenne a pu fonctionner à l’envers comme le refus d’intégrer ceux qui ne sont pas des (bons) citoyens. A la fin des années 1930 se cristallise ainsi un débat qui ne dit pas son nom au sein même du théâtre populaire national, lié à la question des fondations du sentiment et de l’appartenance nationale. S’agit-il de la commune appartenance politique à la communauté citoyenne dans le cadre de l’Etat-Nation Républicain ? Ou s’agit-il d’un sentiment qui puise dans des racines traditionnelles, religieuses, liées à un droit du sang davantage qu’à une appartenance politique ? Fonder la communauté civique et le sentiment d’appartenance nationale sur un sentiment religieux a pu s’avérer dans certaines circonstances non plus fédérateur mais source de discrimination entre différents types de citoyens. Du fait du contexte international, le théâtre populaire national a pu alors se muer en théâtre nationaliste, xénophobe aux relents antisémites. Certains propos de Jacques Copeau peuvent apparaître équivoques du fait de la date à laquelle ils sont prononcés. En effet, prôner la nation et la « régénération nationale » peut sembler au mieux intempestif en 1941 : « Ce qu'il nous faut c'est un théâtre de la nation. Ce n'est pas un théâtre de classe et de revendication. C'est un théâtre d'union et de régénération » ; estime Jacques Copeau en 1941. 823 Plus ambigus encore sont les propos de Léon Chancerel, partisan du gouvernement de Vichy : « Et, comme [le maréchal] parlait, on vit tous les vilains cloportes, toutes les araignées, tous les termites, toute la vermine qui avait fait tant de mal à la France, on la vit quitter en hâte le sol de la patrie. Car le maréchal avait pris un balai pour les chasser. » 824 Le dessin qui accompagne ce texte montre deux petits enfant faisant sans équivoque le salut hitlérien, et la rhétorique sur les ennemis de la Nation, dans une publication à destination de la jeunesse, laisse au lecteur contemporain un sentiment de profond malaise qui aurait de quoi assombrir la réputation du pionnier du théâtre amateur et du théâtre pour la jeunesse – nous employons le conditionnel dans la mesure où le texte en question, Oui Monsieur Le Maréchal, écrit sous pseudonyme, ne figure pas dans les biographies officielles de Léon Chancerel. 825 Le fait que les racines de la décentralisation prennent pour partie leur source dans l’idéologie xénophobe et autoritaire de l’Etat Français Vichyssois – dont le nom même dit bien l’ambivalence au sein de l’histoire institutionnelle française – a sans conteste influé sur la constitution de la politique culturelle française, mais il semble que ce soit dans un sens très positif.

Notes
823.

Jacques Copeau, Le théâtre populaire, 1941, cité in Chantal Meyer-Plantureux, Théâtre populaire, enjeux politiques, Complexe, 2006, p. 240.

824.

Léon Chancerel, (publication sous le pseudonyme d’Oncle Sébastien), Oui, Monsieur le Maréchal !ou le serment de Pouique le gouton et Lududu le paresseux par l’oncle Sébastien, texte de Léon Chancerel, images de André Paul et Louis Simon, Grenoble : Arthaud/La Gerbe de France, sd, non paginé, 1941 1941. Extrait publié par Chantal Meyer-Plantureux, in Théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., p. 250.

825.

Le texte est disponible à la BNF. Notice BNF : FRBNF33524425. Nous remercions ici Christiane Page qui a attiré notre attention sur ces documents.