v. Une catégorie d’intervention publique financière, pour la Nation et contre le spectre d’une intervention politique de l’Etat en matière théâtrale.

Jeune France constitue la première tentative de décentralisation théâtrale à grande échelle, et réunit ceux qui deviendront les grands noms de la décentralisation après-guerre, André Clavé, Jean Dasté, Jean Vilar. L’objectif de cette association culturelle centrée sur le théâtre est que l’art remplisse une fonction sociale et joue un rôle de « service public » – la formule est déjà employée. L’objectif de Jeune France est de « joindre l’art et la vie, le peuple et les artistes » 826 et recourt à la décentralisation, fondée sur des troupes ambulantes implantées en province allant au-devant d’un public sevré de théâtre. Le choix des compagnies qui reçoivent le label Jeune France se fait sur le critère de la décentralisation bien sûr, mais aussi de la jeunesse de la compagnie et de la qualité, et favorise donc les compagnies dans la filiation du Cartel et de Copeau. La dimension de célébration de la France occupe une part importante du répertoire, aux côtés des œuvres classiques :

‘« Souhaitant faire de la représentation théâtrale un rassemblement et une communion, Jeune France (qui se trouvait là, en droite ligne, dans le sillage de Copeau et de son Théâtre Populaire en 1941, souhaitait recréer une vision commune du monde qui, disait-elle, " nous manque depuis si longtemps ; la réformer, telle est précisément la tâche de cette renaissance nationale qui s’essaie actuellement et c’est elle que les artistes de Jeune France vont avoir à exprimer dans leurs œuvres. " » 827

Les œuvres des premiers décentralisateurs soutenus par l’Etat font une large place aux célébrations, aux commémorations et aux fêtes à base religieuse (Noël, Pâques) et à base nationale (Jeanne d’Arc), voire au culte d’une mythique France paysanne. La conception de la nation manifeste à Jeune France est donc œcuménique en ce qu’elle mêle républicanisme et foi catholique, l’objectif étant de réunir l’ensemble de la communauté nationale. Et c’est cet œcuménisme qui explique que Jeune France périclite en 1942, le gouvernement de Vichy lui reprochant de ne pas s’engager dans un soutien politique explicite au régime, autrement dit dans un théâtre de propagande officielle. L’apport essentiel de la période de Vichy va précisément être de prouver la nécessité absolue de découpler le financement public de tout interventionnisme des pouvoirs politiques dans la détermination du contenu artistique et politique des œuvres. A quelques exceptions près (la censure de La Passion du Général Franco en violet, jaune et rouge de Gatti, du fait d’une hostilité de Madame Franco et de pressions en chaîne du gouvernement espagnol sur le gouvernement français, et de De Gaulle sur Malraux), l’intervention publique de l’Etat en matière culturelle peut être considérée comme une protection des artistes. La création du Ministère de la Culture devra attendre près de vingt ans (1959), sans doute pour que ce spectre s’estompe, et l’institution n’aura de cesse de le mettre à distance en s’interdisant par divers garde-fous toute ingérence artistique ou politique et, de plus en plus depuis la réactivation du spectre en 1968, en subventionnant les formes artistiques les plus subversives, censées être les plus critiques sur le plan politique, au risque parfois d’ailleurs d’un systématisme.

Concurrente de l’histoire d’un théâtre populaire institutionnel xénophobe, l’on peut ainsi suivre celle d’un théâtre national populaire de service public qui émerge progressivement, entre les deux guerres mondiales, sous le Front Populaire puis singulièrement juste après la Seconde Guerre Mondiale. Soutenue par le Parti Communiste Français, qui compte dans ses rangs et parmi ses sympathisants un grand nombre d’artistes et un grand nombre de résistants, qui se sont battus contre le fascisme et pour la Patrie, contre l’Etat Français de Vichy pour défendre l’Etat-Nation français, la conception d’un théâtre populaire de service public va devenir l'un des lieux essentiels de réaffirmation des valeurs républicaines et du rôle pédagogique et nourricier – et non policier – de l'Etat. Relais de la volonté des artistes, les pouvoirs publics soutiennent l’action théâtrale à partir des années 1960, et si « l’Etat commanditaire ne tire pas des bénéfices de ces investissements [ces derniers en revanche ] sont justifiés par un rôle reconnu au théâtre populaire, rôle dont le théâtre populaire et l’Etat se satisfont » 828 … pendant une décennie en tout cas, tant que « la lutte de classes est mise en veilleuse pour le redressement national. » 829 C’est dans l’après-guerre que le théâtre va pleinement s’institutionnaliser et devenir l’un des éléments constitutifs de la Vème République – voire, dans certains moments cruciaux de son histoire, l’un de ses piliers.

Notes
826.

Serge Added, op. cit., p. 47.

827.

Ibid., pp. 47-48.

828.

Emile Copfermann, Le théâtre populaire, pourquoi ?, op. cit., p. 15.

829.

Ibid, p. 54.