vi. 1945-1959, décentralisation et création du Ministère : Une culture universelle et démocratique.

En 1945, la France sort de la guerre dans un état de misère morale (découverte des camps) et économique (rationnement, pannes d’électricité). C’est ce contexte qui explique la situation politique de tripartisme (PS, PC et Mouvement Républicain Populaire). 830 Le Général De Gaulle, héros de la résistance, figure à la fois paternelle et maternelle, transcende les clivages politiques et permet d’articuler la conception d’un Etat ferme et celle d’un Etat nourricier, alliance indispensable pour penser la reconstruction matérielle et idéologique du pays. L’Etat républicain est considéré par De Gaulle comme le rempart de la nation et son action veut se situer au-dessus de tous les particularismes, y compris ceux nés de la Résistance. Dans son discours à Chaillot le 12 septembre 1944, De Gaulle évoque « l’ordre républicain, sous la seule autorité valable, celle de l’Etat » 831 et « l’ardeur concentrée qui permet de bâtir légalement et fraternellement l’édifice du renouveau. » 832 Ce point de vue est alors partagé par le PC de Thorez, qui estime que « l’union de la nation française nous est plus chère que la prunelle de nos yeux. » 833 Et la culture va occuper un rôle important dans l’évolution de l’image et du visage de l’Etat. L’heure est davantage au rail et au charbon qu’aux questions culturelles, pourtant, la Constitution de 1946 reconnaît pour la première fois à tout citoyen un droit imprescriptible à la culture. Mais, dès 1947, le climat international (entrée officielle dans la guerre froide puis décolonisation) est lourd de retombées sur le plan national, et divise fortement communistes et gaullistes. C’est la fin de « l’Union Sacrée », les communistes quittent le gouvernement, alors que les socialistes, pourtant anti-colonialistes, s’engagent dans le soutien aux guerres coloniales. Les événements des années 1950-1960 (le Blocus de Berlin, la guerre de Corée, la révolte des ouvriers de Berlin contre les chars soviétiques, puis la mort de Staline, et la période de dégel en URSS), déplaçant les clivages au sein même des partisans d’une conception clivée de la société, légitimeront aux yeux des républicains l’ambition de ré-unir. C’est donc dans le contexte d’une ambition de réconciliation et d’une situation réelle faite de divisions que l’idéologie que va véhiculer la décentralisation théâtrale prend tout son sens. Les Centres Dramatiques, développés sous l’impulsion de Jeanne Laurent entre 1945 et 1952, vont devoir tenir compte de ce climat. Dans les bureaux ministériels on craint les esclandres, et la revendication d’un théâtre populaire pour tous, qui allie divertissement (pour contrer le renouveau du théâtre privé depuis 1944) et volonté de rassembler, émane de ce contexte. Il fallait convaincre à la fois les spectateurs et les financeurs publics du bien-fondé d’un tel théâtre :

‘« Le catéchisme de ce théâtre sera donc : "Le théâtre que nous allons faire […] est démocratique." "Il n’y aura pas de sélection des spectateurs par l’argent." "Ce théâtre s’adressera à tous (à l’exemple du théâtre grec, avec rappel obligé de Schiller, Diderot, etc.) Une société démocratique doit aider son théâtre à vivre, car la culture (notre théâtre relève de la culture) appartient à tous (notre nouvelle société libérée doit être, enfin, démocratique.) Le mécénat public doit remplacer le mécénat privé (Molière.)"» 834

De même, le décret du 24 juillet 1959 qui fixe les missions du Ministère des Affaires Culturelles, témoigne d’une conception républicaine de la culture, patrimoniale, à la fois nationale et universaliste. Tout l’enjeu de service public porte donc sur la démocratisation de l’accès aux oeuvres :

‘« Le ministère chargé des Affaires Culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l'humanité, et d'abord en France, au plus grand nombre possible de français; d'assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l'art et de l'esprit qui l'enrichissent. » 835

La conception universaliste de la culture et le leitmotiv de « démocratisation » sont à comprendre donc comme argument en faveur d’un financement public de la culture et du théâtre. Il s’agit à la fois de démocratiser l’accès à la culture, et, par la culture, de contribuer à renforcer la démocratie et la République. Toute la question est alors de savoir s’il s’agit que le théâtre véhicule l’idéologie démocrate et républicaine, ou qu’il critique la réalité de l’Etat-Nation français au nom des idéaux démocratiques et républicains. Et le théâtre populaire de service public va tenter de combiner critique et célébration de l’Etat français, démocratique républicain. Le lien très fort unissant Jean Vilar au premier Ministre de la Culture André Malraux, et le lien unissant ce dernier à Charles De Gaulle ne sont nullement fortuits, et témoignent d’un accord entre artistes, intellectuels et hommes politiques sur l’idée qu’à travers la culture, c’est la définition même de la fonction de l’Etat qui se joue en actes et en symboles. Ce théâtre populaire comme théâtre de service public repose sur la croyance dans l’universalité de la grande culture et sur la force d’intégration du modèle républicain.Il s’agit dans ce cas d’un théâtre qui ne conteste pas dans son principe – quitte à en malmener telle ou telle incarnation réelle – le système politique en place et utilise le théâtre pour intégrer ceux qui pourraient légitimement se sentir exclus du cadre républicain symbolisé par la devise Liberté, Egalité, Fraternité. Le théâtre poursuit son ambition politique par le biais d’une ré-appropriation de la culture dans une véritable mission civique consistant à ressouder sinon à fonder la nation.

Notes
830.

E. Copfermann, « Enjeux politiques et sociaux du théâtre populaire », in La Décentralisation théâtrale, tome 1, op. cit., p. 142.

831.

Jean-Pierre Rioux, « Le théâtre national de la décentralisation (1945-1952), ibid., p. 57.

832.

Idem.

833.

Idem.

834.

Emile Copfermann, « Enjeux politiques et sociaux du théâtre populaire », in Robert Abirached (sous la direction de), La Décentralisation théâtrale, tome 1, op. cit., p. 144.

835.

Décret 59-889 du 24 juillet 1959.