vii. L’ambivalence du théâtre comme service public de la nation. Mythe et réalité du Théâtre National Populaire de Vilar.

L’on peut définir le service public comme « un organisme ou un ensemble d'organismes créés pour assurer la satisfaction d'un besoin d'intérêt général, qui se manifeste dans la vie sociale, et dont l'importance est assez grande pour justifier son exercice direct par une collectivité publique ou sa mise sous le contrôle d'une telle collectivité. » 836 Trois principes fondamentaux sont alors à la racine de l'action théâtrale de service public :

‘« 1. Imposer un répertoire de haute qualité » qui mêlerait classiques et création contemporaine, en aidant la diffusion par des publications spécialisées et des associations-relais entre spectateurs et comédiens.
2. Travailler et vivre dans les villes choisies pour la décentralisation théâtrale, avec des troupes fixes, en prolongeant les créations par un système de tournées dans la région […] en essayant, malgré les difficultés, de garder le contact avec les collectivités locales.»
3. Démocratiser l'accès au théâtre, non seulement par une politique de prix modestes, mais par toute une série d'initiatives propres à insérer la cérémonie théâtrale dans la vie quotidienne des gens (horaires, billets de groupes, suppression de tous les frais accessoires, accueil amical, etc…) » 837

La définition de ce qui peut et doit être défini comme un service public ressortit donc à la représentation que se fait une société de son intérêt général par la voix de l'autorité politique. Considérer le théâtre comme un service public, c’est donc postuler sa valeur de bien public. Mais à quel titre ? C’est à l’intérieur de ce cadre institutionnel et idéologique qu’il convient de questionner les avatars de la notion de théâtre de service public et notamment une alternative dont les deux options sont en réalité intenables, divertissement populaire et théâtre critique de l’ordre établi :

‘« Divertissement ou mise en représentation critique de l'ordre établi, le théâtre peut être l'un ou l'autre. Dans le premier cas, il ne saurait intéresser le pouvoir que pour distraire la collectivité d'elle-même, […] dans le second cas, l'Etat a de quoi s'interroger avant d'aider cela même qui prétend le mettre en danger ou en déséquilibre : à la vérité, libre examen ou contestation par la fiction dramatique ne peuvent être que liés à l'exercice de la démocratie même. C'est pourquoi rien n'est moins évident que la conception du théâtre comme une activité de service public […] cette idée […] sert à justifier aujourd'hui, aux yeux de beaucoup, l'omniprésence de l'aide apportée par l'Etat à l'exercice du théâtre, sans qu'on puisse percevoir clairement les contours du consensus dont elle est l'objet. En termes plus brutaux, qu'est-ce qui fonde l'intérêt de l'Etat pour le théâtre, au nom de l'ensemble des citoyens, aujourd'hui que cet art n'est plus au centre de notre société ? » 838

Vilar demeure pour l’histoire théâtrale la figure qui a « institué après-guerre cet espace public du théâtre à l’intérieur duquel nous vivons encore. » 839 Pourtant, au-delà du mythe fédérateur, cet espace public théâtral, cet espace théâtral public, a été d’emblée placé sous le signe de la division, ou de la fracture, pour le dire avec Jean-Pierre Sarrazac :

‘« Fracture politique et territoriale d’abord, dans la mesure où la pensée de Vilar reste étroitement jacobine («Paris, donc la France ») et où la Cour d’Honneur, pourtant investie la première, constitue à ses yeux une projection estivale de Chaillot. […] Fracture esthétique ensuite, puisqu’on voit les écritures dramatiques contemporaines et l’art de la mise en scène diverger au lieu de fusionner. » 840

De plus, la composition sociologique du public du TNP montre que ce théâtre a pris son essor en même temps que les classes moyennes dans le contexte des Trente Glorieuses. Elles en viennent à constituer le cœur de la Nation dans l’imaginaire social, à la fois parce qu’il s’agit de la classe émergente (les très riches et les pauvres existaient déjà…) et parce qu’elle aspire à articuler son augmentation de capital économique à celle de son capital culturel. Et c’est l’évolution du statut économique des classes moyennes ainsi que l’évolution de leur statut dans le débat public 841 qui ont sans doute contribué à remettre en cause le modèle vilarien dès la fin des années 1960. En outre les tensions qui vont agiter le modèle du théâtre populaire de service public tiennent aux décalages entre le modèle de l’Etat-Nation sur lequel il se fonde, et une réalité souvent décevante voire choquante. Le décalage entre la nation comme idéal intégrationniste et la réalité de l’Etat oppresseur des minorités a préoccupé Vilar lui-même, au point de faire considérablement évoluer sa conception du théâtre populaire 842 dans les années 1960 et particulièrement au moment de la Guerre d’Algérie :

‘« Le TNP ne peut pas continuer d’exister si la guerre continue, si les explosions et les attentats continuent, si les tortures continuent et si les coupables continuent d’être absous. Qu’on ne me demande pas à moi, pas plus qu’on ne le demande à mon public populaire, de mettre mon théâtre d’un côté, et mon pays de l’autre. » 843

La tension vécue par Vilar actualise un risque intrinsèque à la définition même du théâtre de service public. Le théâtre de service public, qui fonctionne comme « mise en représentation critique de l’ordre établi » 844 , est pétri de contradictions, comme l’a pointé à juste titre R. Abirached. Le théâtre public fonctionne comme instrument du débat critique, comme un rappel de l’idéal démocratique et des principes républicains de la France, mais de ce fait, il se trouve dans certains contextes politiques en contradiction avec sa vocation de rassemblement de l’ensemble de la communauté civique, lorsque le décalage entre le modèle et la réalité de l’Etat-Nation républicain se fait (trop) criant. Considérés un temps comme émanation de l’Etat, la culture et singulièrement le théâtre de service public vont de plus en plus être considérés comme des lieux de veille, remparts nécessaires contre les dérives d’un Etat si souvent en contradiction avec ses principes démocratiques et républicains.Et c’est précisément pour cette raison que le modèle du théâtre populaire de service public à la Vilar va être remis en question en Mai 68.

Notes
836.

Robert Abirached, Le théâtre et le Prince, tome 2, Un système fatigué, 1993-2004, Arles, Actes Sud, 2005, p. 122.

837.

Ibid, p. 127.

838.

Ibid, p. 121.

839.

Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, op. cit., p. 29.

840.

Ibid, p. 30.

841.

Nous renvoyons ici à la lecture de Louis Chauvel, Classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006.

842.

De même, le caractère œcuménique de la programmation du festival d’Avignon doit être nuancé, puisque la seconde édition fit déjà grincer des dents. Vilar avait en effet choisi de monter un auteur allemand – Büchner – trois ans seulement après la défaite de l’Allemagne nazie. S’il se voulait réconciliateur, ce geste fit néanmoins scandale, d’autant plus que la pièce traitait de la Révolution, ce qui n’était pas non plus pour faire l’unanimité. Tout au long de l’histoire du festival d’Avignon, Vilar prit soin de distiller des spectacles polémiques au sein d’une programmation plus consensuelle. Ainsi, l’on peut considérer qu’il devança mai 68 en programmant en 1967 la Messe pour le temps présent de Béjart, ainsi que La Chinoise de Jean-Luc Godart, film créé pour la Cour d’Honneur. Source : Antoine De Baecque, Histoire du Festival d’Avignon, Paris, Gallimard, 2007.

843.

Jean Vilar, cité par Robert Abirached, in Le théâtre et le Prince, tome 1, L’Embellie, op. cit., p. 125.

844.

Robert Abirached, ibid.., p. 121.