e. La remise en question du théâtre national populaire de service public depuis les années 1970.

i. Découverte du non-public, rejet d’une conception universaliste de la culture et défiance à l’égard de l’Etat-Nation :

Mai 68 attaque le bilan du théâtre populaire comme pratique et comme idéal de démocratisation. Et de fait, l’ambition œcuménique a échoué, à la fois sur le plan de la composition idéologique du public et sur celui de sa composition socio-professionnelle, comme en témoigne la découverte du « non-public » et de l’exclusion culturelle des classes populaires par les vingt-trois « directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture réunis en comité permanent à Villeurbanne le 25mai 1968 » 845 , qui se déclarent solidaires des étudiants et des ouvriers en lutte. Le TNP n’accueillait de fait que peu d’ouvriers, et les techniques développées depuis les années 1920 par les artistes, puis encadrées par les pouvoirs publics, ont fait preuve de leur inefficacité, ou à tout le moins, de leur insuffisance, et les chiffres sur la fréquentation étaient disponibles dès 1964. Le mouvement de remise en cause de l’idéal vilarien s’amorce dès le début des années 1960 du fait de l’évolution du contexte politique, et la trajectoire de la revue Théâtre Populaire est de ce point de vue emblématique :

‘« Née en 1953, la revue Théâtre Populaire s’alignait sur les objectifs du Théâtre National Populaire. Ses éditoriaux reprennent fidèlement les grandes lignes des déclarations de Jean Vilar […] Le théâtre qui rassemble, la nécessaire intégration dans la Cité, etc. Peu à peu, la revue élargit sa vision. Elle dénonce (dans le numéro 5) le "mal social" : "Comment pourrions-nous prétendre définir d’emblée un théâtre collectif, alors que notre société française n’est encore que trop visiblement déchirée, soumise dans sa construction économique à la dure sécession des classes sociales ? " » 846

Toute une génération d’artistes subventionnés fait alors sien le mot d’ordre revendiqué par Théâtre Populaire dès 1958, selon lequel « l’art peut et doit intervenir dans l’histoire. » 847 Et la rupture dans l’opinion date de 1966, quand Bourdieu et Alain Darbel publient L'amour de l'art 848 , qui connaît le succès lors de sa deuxième édition en 1969. Les auteurs « entendent mettre au jour les "lois de la diffusion culturelle." Mettant à contribution la théorie de la communication, ils assimilent la réception d'une œuvre à un déchiffrage. Sans la possession du code, ne pouvant selon les auteurs être acquis que dans une école elle-même réformée, toute action culturelle était vaine ou d'une efficacité marginale. Ainsi, là où leurs prédécesseurs montraient l'ampleur des obstacles que la démocratisation devait surmonter, Pierre Bourdieu et Alain Darbel affirmaient une impossibilité. » 849 La décennie 1959-1968 peut donc déjà s’analyser comme le passage d’une première décentralisation « plus civique que militante », à une deuxième étape où « chacun était sommé désormais de prendre position et d’infléchir, sans échapper aux urgences du moment, son action artistique. » 850 Et Mai 1968 va venir radicaliser encore les tensions inhérentes à la notion de théâtre de service public, puisqu’au sein même des artisans de la décentralisation, outil fondamental du théâtre de service public, va se développer une critique du rôle de l’Etat en matière de politique internationale, nationale, et culturelle.

La conséquence majeure de Mai 1968 et du développement des sciences sociales à cette époque tient au passage du constat d’un inachèvement de fait de la démocratisation, à l’idée qu’elle est par principe inachevable. C’est donc la conception universaliste de la culture qui est fondamentalement mise en cause, et particulièrement l’idée que par leur seule force, les œuvres vont s’imposer au spectateur, et qu’il suffit donc simplement de mettre le peuple en leur présence pour qu’il accède à la Culture, écrite au singulier et avec une majuscule. Et parallèlement, est entériné le rejet d’une conception idéaliste du peuple comme société solidaire, et potentiellement ressoudée autour de valeurs, y compris de valeurs culturelles. Du fait de cette triple évolution de la conception du peuple, de la société et de la culture, le « théâtre politiqué » précédemment évoqué, rejeté par la tradition du théâtre populaire de service public, est désormais revendiqué par la nouvelle génération d’artistes subventionnés par l’institution théâtrale publique. La conception même du service public bascule alors dans ces années 1970 puisque désormais, « loin de voiler les mécanismes politiques qui engendrent des rapports exploitants/exploités, le théâtre populaire tentera de les élucider. » 851 C’est en tant que directeurs de « théâtre populaire » que les signataires de la déclaration de Villeurbanne vont critiquer l’action menée par l’Etat et la génération précédente d’hommes de théâtre public, dont les pratiques théâtrales sont jugées bourgeoises tout comme l’idéologie qui les sous-tend :

‘« […] Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu'il ne se proposera pas expressément d'être une entreprise de politisation : c'est-à-dire d'inventer sans relâche, à l'intention de ce "non-public", des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d'impuissance et d'absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont jamais en mesure d'inventer ensemble leur propre humanité. » 852

Porteurs d’une critique radicale du théâtre de service public, ces artistes subventionnés ne renoncent pour autant pas au cadre interventionniste de l’Etat. C’est au cours de cette période que va se catalyser l’ambivalence des relations entre l’Etat et le théâtre subventionné :

‘« La déclaration de Villeurbanne, au terme de cette mise en cause violente, se tournait en fin de compte vers l’Etat pour lui présenter des revendications essentiellement financières. Il s’agissait, en fait, pour les responsables du théâtre public, […] d’entamer un bras de fer avec le pouvoir plutôt que de rompre les liens qu’ils avaient avec lui, comme l’avait fait Vilar au nom de quelques principes. » 853

Il s’agit en définitive d’une évolution dans la définition de la fonction civique du théâtre. Après avoir été dans un premier temps fondée sur la volonté de renforcer un en-commun citoyen dans le cadre d’un Etat-Nation et d’une conception universaliste de la culture, la vocation démocratique du théâtre va tenir de plus en plus à sa fonction de contre-modèle. A l’ancien couple subvention/sujétion succède un autre, qui va s’avérer tout aussi problématique, celui unissant subvention et subversion, l’Etat financeur étant décrié comme Etat oppresseur.

Notes
845.

Déclaration de Villeurbanne, 1968.

846.

Emile Copfermman, op. cit., p. 77.

847.

Cité par Bernard Dort, « La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation », in La décentralisation théâtrale, tome 1, op. cit., p. 128.

848.

Alain Darbel, Pierre Bourdieu, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit, 1966, p. 151.

849.

P. Urfalino, op. cit. pp. 261-262.

850.

Robert Abirached, La décentralisation théâtrale, tome 2, op. cit., p. 194.

851.

Michel Corvin, « Théâtre populaire », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, tome 2, Paris, Larousse, réédition 2006, p. 1319.

852.

La Déclaration de Villeurbanne, 25 mai 1968. Citée in Robert Abirached (sous la direction de), La Décentralisation Théâtrale, tome 3. 1968, le tournant, Actes Sud Papiers/ANRAT, 1994, p. 197.

853.

Robert Abirached, Le théâtre et le prince, 1, L’embellie, op. cit., p. 126.