iii. Maintien du militantisme pour le théâtre et pour le service public chez les héritiers contemporains du théâtre populaire.

L’une des constantes des discours émis sur le théâtre populaire est la référence à la fonction éducative au sens large du théâtre, une fonction civilisatrice. Gémier estimait déjà que le théâtre populaire « ne se présente pas seulement comme une question d’esthétique mais aussi comme une question importante d’éducation publique. » 856 La propagande pour le théâtre est destinée à pousser les gens à aller au théâtre. L’article « propagande » du projet d’Eugène Morel porte ainsi sur la volonté de « couvrir de théâtres toute la France » et pour cela sur la nécessité que « les maîtres d’école en parlent aux enfants […] que les prêtres de toutes religions en parlent en chaire, que les maires de village en parlent aux paysans…» 857 De même les « relais militants » constituaient l’un des outils majeurs du TNP de Vilar :

‘« [Il s’agissait ] d’établir des relations privilégiées avec tous ceux qui, dans une société donnée, se sentent responsables du mieux-vivre de ceux qui les entourent, qu’ils soient responsables « loisir et culture » de comités d’entreprise, animateurs culturels de banlieue, responsables de mouvements de jeunes ou d’écoles. C’est en s’appuyant sur ces relais que le TNP constitua peu à peu un réseau qui irriguait tous les secteurs de la société. Ces hommes et ces femmes n’étaient pas des responsables institutionnels mais – mot aujourd’hui décrié – des militants […]. » 858

A l’inverse, les années 1970 sont celles d’une défiance à l’égard du modèle de l’Etat-Nation républicain, et nombre d’artistes refusent de diffuser par leurs œuvres l’idéologie républicaine. Les années 1970 sont en outre celles d’un débat virulent entre partisans de la création autonome et partisans de l’animation, qui entendent politiser les spectateurs par le théâtre, non seulement par les spectacles mais aussi par tout le travail de médiation pédagogique réalisé autour des oeuvres. La défiance touchant progressivement le modèle politique alternatif révolutionnaire lui-même, les années 1980 859 voient le triomphe de « l’idéologie esthétique » stigmatisée par P. Ivernel, les artistes étant de plus en plus dépolitisés. L’ambition de toucher le peuple disparaît ainsi au moment même où le théâtre reçoit des subventions sans précédent au titre de sa vocation de service public. Est ainsi actualisé le risque intrinsèque contenu dans « le transfert de la charge des artistes vers l'Etat et les collectivités locales » 860  : alors que le directeur du TNP Jean Vilar et les chantres du théâtre populaire étaient responsables sur leurs deniers, et donc soucieux du succès public pour des raisons de survie financière autant que d'éthique professionnelle, leurs héritiers, bénéficiant du statut d’artiste de service public alors même qu’ils en rejettent parfois l’idéologie, peuvent s'offrir le luxe de s'affranchir de tout souci de rentabilité et donc de popularité. 861 Le détachement affiché des artistes à l’égard de toute ambition de démocratisation du public s’explique également par le tournant dans l’interprétation des statistiques sur les pratiques culturelles des français à la fin des années 1980. Après avoir été longtemps mobilisés au service de la politique de démocratisation, les résultats des enquêtes statistiques vont être à partir de 1989 interprétés comme autant de preuves de son échec.

Pourtant, tous les artistes subventionnés ne rejettent pas la référence au service public, et à la fin des années 1990, après ce qui apparaît aujourd’hui à beaucoup comme une dérive, le souci du public et du service public réapparaît chez certains d’entre eux, mais surtout, revient en force dans le discours de l’Etat, qui retrouve un peu de la « grandiloquence » 862 malrucienne qu’il avait perdue dans les années 1980, comme en témoigne la Charte des Missions de service public proposée par la Ministre de la Culture socialiste Catherine Trautmann en 1998. La réception de ce qui se voulait un « message fédérateur » 863 en dit cependant long sur les difficultés à réaffirmer cette ambition après l’ère Lang. Les milieux professionnels ont été légitimement agacés par le criant décalage entre les effets d’annonce et la quasi-impossibilité de réaliser d’un point de vue financier et logistique les propositions de la nouvelle ministre 864 , du fait notamment des hésitations liées à la déconcentration ainsi que des tensions inhérentes à la passation de pouvoir entre droite et gauche. Mais certains ont été d’autant plus prompts à dénoncer le décalage, qu’ils étaient en profond désaccord avec la leçon de morale implicitement contenue dans la réaffirmation que « la démocratisation de l'accès aux pratiques artistiques et culturelles est un objectif essentiel et prioritaire » 865 de la politique culturelle du gouvernement et… des bénéficiaires des subventions. Ainsi, la « responsabilité artistique » 866 elle-même consiste notamment dans le dialogue avec la population » 867 , et s’accompagne de plus d’une « responsabilité sociale » 868 qui impose aux institutions culturelles de développer « tous les modes d’action susceptibles de modifier les comportements dans cette partie largement majoritaire de la population qui n’a pas pour habitude la fréquentation volontaire des œuvres d’art. » 869 Unie dans la critique de la politique du ministère, la profession demeure d’autant plus divisée que « les clivages sont multiples : entre les directeurs de théâtres nationaux et les compagnies, entre la génération issue des années 1970, et celle qui émerge aujourd'hui, entre les artistes [ dont certains sont directeurs de CDN et d’autres à la tête de compagnies] et les gestionnaires de scènes nationales. Le débat tourne autour de trois thèmes : budget, déconcentration des budgets, nouvelle charte du service public. » 870 Plusieurs rencontres et débats sont organisés, avec titres parfois alarmants, toujours sous forme interro-exclamative : « "Mais que fait le ministre ? " (Télérama), " Les subventions étouffent-elles la créativité ? " (le Figaro), " Un ministre de la Culture est-il nécessaire ? " (France-Inter). » Les gens de théâtre se réunissent au Quartz à Brest « Pour la refondation du théâtre public. » 871 Le magazine Politis lance un appel « " Pour un service public au service du public " » et met directement en cause " le carriérisme " et " l'irresponsabilité " de certains directeurs d'équipement » 872 , se déclarant sans ambages « "scandalisé " par " certaines tendances actuelles dans le théâtre public ". » 873 Le débat est vif, y compris chez les artistes, et ceux qui revendiquent la filiation des artisans du théâtre populaire s’opposent à leurs collègues, et la crise d’Avignon en 2005 rejouera pour partie ces clivages et ces tensions. En ce sens, la cité du théâtre politique œcuménique intègre la définition légitimiste de la politique que nous évoquions dans notre introduction, et le théâtre s’y définit comme un art ontologiquement politique avant tout en ce qu’il est inscrit dans le cadre de l’action publique par les pouvoirs politiques. Le militantisme en faveur de la cause théâtrale est toujours revendiqué, notamment par le Théâtre du Soleil, dont le site comporte une rubrique « propagande active » qui renvoie à une page de lien vers la page d’actualité des parutions du site de l’ARIAS, atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle. 874 Notons cependant l’existence d’une autre rubrique, « guetteurs et tocsin », qui, elle, renvoie à des sites relatifs à l’actualité politique, et propose de signer des pétitions. 875 Dans cette mesure, le Théâtre du Soleil témoigne également de la persistance voire de la reviviscence de la complexe et contradictoire gageure du théâtre populaire œcuménique, aux antipodes de l’art pour l’art comme de l’art « politiqué », et admirablement résumée par E. Copfermann  comme l’ambition, « par le théâtre, de changer le monde en changeant le théâtre. » 876 Le qualificatif de militant s’applique donc ici dans sa pleine légitimité, et l’enjeu d’un militantisme pour le théâtre est crucial aujourd’hui, du fait de la situation très complexe de la politique culturelle en France aujourd’hui.

Notes
856.

Firmin Gémier, cité in Le théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., p. 147.

857.

« Le projet Morel », op. cit. p. 47.

858.

Sonia Debeauvais, « Public et service public au TNP », in La décentralisation théâtrale , tome 2, op. cit., p. 119.

859.

Dans les années 1980, sous l’impulsion du Ministère Lang, la propagande pour le théâtre s’est renouvelée par la professionnalisation des acteurs de la culture, dans le contexte d’une augmentation sans précédent du budget et de la force symbolique du Ministère de la Culture. C’est la mise en doute du bilan des années 1980 qui a ensuite contribué à rouvrir le débat sur le bien-fondé de la culture comme service public, par le biais notamment de nombreux débats et rencontres autour de la notion de théâtre populaire ainsi que par la reviviscence des réflexions croisées entre praticiens et universitaires. Voir infra notre chapitre sur les politiques culturelles.

860.

Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Pluriel, 2004, pp. 264-266.

861.

Idem.

862.

Formule de Philippe Urfalino.

863.

Catherine Trautmann, Charte des Missions de service public de la culture, consultable en ligne à l’adresse www.culture.gouv.fr/culture/actualites/politique/chartes/charte-spectacle.htm

864.

Voir Pierre Hivernat, « Politique des arts de la scène : du discours à la réalité », Le Monde, 02 décembre 1997.

865.

Catherine Trautmann, Charte des Missions de service public de la culture, consultable en ligne à l’adresse www.culture.gouv.fr/culture/actualites/politique/chartes/charte-spectacle.htm

866.

Idem.

867.

Idem.

868.

Idem.

869.

Idem.

870.

Sylviane Gresh, « La grogne des gens de théâtre », Regards, n° 31, décembre 1997.

871.

Idem.

872.

Idem.

873.

Idem.

874.

L’ARIAS est « né de la fusion de deux unités existantes : LARAS (le Laboratoire de recherche sur les arts du spectacle) du CNRS et INTERMEDIA, unité CNRS-Paris III. L’ARIAS a une triple tutelle : CNRS, Paris III, École Normale Supérieure. » Adresse : http://www.theatre-du-soleil.fr/propag/arta-frame.html

875.

Ces liens évoluent selon l’actualité. Pour exemple, en septembre 2006, un renvoi était fait sur le site de l’Association du Manifeste des libertés dont l’objectif est explicité par cette citation : « De même que l'Europe n'est pas la seule affaire des Européens, l'Islam n'est pas la chose exclusive des musulmans. » Un second appel était fait à la « résistance aux expulsions d’enfants scolarisés et de leurs familles » avec lien vers le site du Réseau Education Sans Frontières et un appel à signer la pétition nationale « Nous les prenons sous notre protection. » On pouvait enfin signer la pétition « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans », appel en réponse à l'expertise INSERM sur le trouble des conduites chez l'enfant. http://www.theatre-du-soleil.fr/tocsin/tocsin00.html

876.

Emile Copfermann, Le théâtre populaire pourquoi ?, op. cit.., p. 28.