Conclusion. Le théâtre populaire contemporain, à l’heure de la remise en cause du modèle républicain.

Telle qu’elle se cristallise à la fin du XIXe siècle, la formule « théâtre populaire » se fonde sur un rejet du théâtre commercial, et sur la volonté de faire accéder les classes populaires au théâtre. Au-delà de ce socle commun, deux lignées se départagent ensuite, qui vont au cours du XXe siècle s’affronter plus souvent qu’elles ne vont se coaliser : le théâtre populaire synonyme du théâtre politique révolutionnaire, fondé sur une conception clivée des rapports sociaux considérés sous l’angle de la lutte des classes, et d’autre part le théâtre populaire de la nation, œcuménique et républicain, fondé sur une définition du peuple comme communauté civique au sein de la Nation française. Les ambiguïtés liées à l’héritage d’une définition plus religieuse de la nation s’estompant, c’est le modèle républicain qui règne alors sans partage dans cette lignée, qui correspond à la cité du théâtre politique œcuménique. Recyclant pour partie les valeurs morales chrétiennes dans l’humanisme démocratique hérité des Lumières et de la Révolution, l’ambition, ou plus exactement l’idéal de ce théâtre, consiste à réunir sur les bancs du théâtre l’ensemble de la population française, sans distinctions de classes mais aussi sans distinctions idéologiques, ou plus exactement avec l’idée que l’idéologie républicaine est (la seule) à même de transcender les clivages politiques et sociaux. Conception du peuple et conception du public de théâtre se rejoignent dans cette cité, qui se fonde corollairement sur une conception universaliste de la culture, conçue comme manifestation du progrès de la civilisation, et s’imposant à tous par son rayonnement absolu. La démocratisation est pensée essentiellement sous l’angle de la mise en présence, et la question porte essentiellement sur les moyens matériels et symboliques. Cette conception va ensuite évoluer, pour devenir plus pédagogique – à travers la question de la médiation – de sorte que cette cité se caractérise par son militantisme pour le théâtre, par différence avec un militantisme plus directement politique, bien que cette cité prenne sens dans le cadre idéologique de l’Etat-Nation républicain. La notion de théâtre de service public découle d’une conception de l’Etat-Nation comme Etat nourricier, social et porteur d’une noble idéologie héritée de la Révolution, spécifique donc à la nation française. Le théâtre de service public s’est construit contre le repoussoir absolu du théâtre officiel, et c’est à ce titre que la période de Vichy est fondatrice de la constitution de la politique théâtrale comme catégorie d’intervention publique étatique. La référence à l’« Etat Français » est également fondatrice en ce qu’elle dit bien, par l’ambiguïté même de son nom, l’ambivalence possible de l’Etat et la conception qu’en ont les artisans du théâtre populaire. La nation républicaine démocratique a pu et peut toujours se transformer en Etat autoritaire, nationaliste et xénophobe, et de ce fait, le théâtre peut et doit jouer un rôle de contre-modèle, et oscille donc, au sein de la cité du théâtre politique œcuménique, entre la célébration de l’idéal des valeurs portées par l’Etat-Nation républicain d’une part, et la critique, parfois virulente, de telle ou telle de ses incarnations.

La forme de critique du pouvoir et, plus globalement, la conception du politique à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique s’avèrent donc fort différentes de celles à l’œuvre dans l’autre lignée du théâtre populaire – dont l’évolution irrigue largement selon nous la cité du théâtre de lutte politique. Fondé sur l’idée que le théâtre est ontologiquement politique, le « théâtre populaire » pour l’ensemble du peuple de la nation, ancêtre du théâtre de service public, s’est en effet défini contre le théâtre politique révolutionnaire inscrit dans le cadre marxiste. Les années 1970 constituent donc dans la cité du théâtre politique oecuménique une rupture fondamentale, et Mai 68 fait vaciller de son souffle puissant tous les repères, montrant de ce fait à quel point ils étaient en cohérence les uns avec les autres. Le cadre républicain de l’Etat-Nation, la conception universaliste de la culture sont remis en question, en même temps qu’est ébranlée la volonté de faire coïncider le public avec l’ensemble du peuple. La découverte du non-public va de pair avec le renouveau d’une vision clivée des rapports sociaux, mais qui n’est cependant plus binaire en termes de rapports de classes. Les années 1970 coïncident en effet avec une défiance non seulement à l’égard du cadre de l’Etat-Nation qui retrouve son habit d’oppresseur, mais aussi avec un désamour marqué des artistes à l’égard du Parti Communiste. Les deux grands cadres idéologiques dans lesquels s’étaient inscrites les deux lignées du théâtre populaire – le modèle républicain et l’alternative marxiste – vacillent alors, et de ce bouleversement découlent de nouveaux rapports sociaux mais aussi une nouvelle conception du théâtre. La mise à mal du modèle du théâtre politique œcuménique est de ce point de vue contemporaine 877 de la crise du modèle à l’œuvre dans la cité du théâtre de lutte politique. Il importe donc de revenir à présent plus en détail sur la manière dont est pensée la fonction politique du théâtre dans la cité du théâtre politique œcuménique, en interrogeant spécifiquement le réinvestissement contemporain de la référence à deux concepts hérités du théâtre antique et de l’âge d’or vilarien, « l’agora », souvent rebaptisée aujourd’hui « assemblée théâtrale », et « l’espace public », terme omniprésent dans les propos des critiques, des professionnels de la culture, et des pouvoirs publics. 878

Notes
877.

Nous reviendrons sur ce point dans notre quatrième partie.

878.

La notion d’espace public est ainsi omniprésente dans le milieu culturel professionnel en France au début du XXIe siècle. Elle désigne souvent des projets et des formes artistiques qui se situent dans l’espace public, mais le concept recouvre un champ bien plus large que les arts de la rue et plus encore que celui du théâtre de rue. Il permet d’inclure l’architecture urbaine, les arts plastiques et les installations. (Voir Emmanuelle Chérel, « Thomas Hirschhorn, l’art et l’espace public », EspacesTemps.net, Il paraît, 04.04.2007) Les revues à destination des professionnels de la culture s’emparent avec force de la question, telles Stradda n°4, paru en avril 2007, qui s’intitule Espace public en 2025. Projets d’artistes, ou la revue Cassandre, qui dans son numéro 68, paru à l’hiver 2007, questionne la façon dont l’art répond à la privatisation d’un Espace de moins en moins public. Ce concept fait d’ailleurs partie intégrante de la formation des artistes comme des professionnels de la culture. Un Master Pro Direction de projets culturel dans l’espace public a ouvert à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en 2005, reprenant pour les futurs administrateurs et gestionnaires le principe des MAPS, Masters of Arts in Public Sphere, qui fonctionnent en réseau à l’échelle internationale, regroupant différentes formations pour artistes proposées par des écoles d’art de pays aussi divers que la Suisse, l’Espagne, l’Afrique du Sud, la Finlande, la France et la Pologne. Ce concept irrigue également des réflexions plus théoriques sur le théâtre de salle, notamment chez les chercheurs anglo-saxons en Etudes Théâtrales. Les travaux des différents membres du groupe de recherche Political Performances (IFTR), notamment ceux de Paola Botham et de Catherine Graham, en témoignent, leurs communications du colloque Citizen Artist organisé du 26 juin au 02 juillet 2005 à l’Université du Maryland, respectivement intitulées « Citizen artists in search of a framework » et « Evaluating the Art of the Citizen Artist in Activist Theatres of the USA, Belgium, France and Canada », s’articulant autour d’une réflexion sur le concept habermassien de « public sphere. » En France, une réflexion en profondeur a été menée par Emmanuel Wallon, qui articule représentation politique et représentation théâtrale, notamment par le biais d’une réflexion sur le topos. « Les problèmes posés aujourd’hui à la représentation semblent relativement analogues pour des théâtres en dur […] ou encore des théâtres sans toits ni murs tels que les pratiquent les artistes intervenant in situ. […] L’enjeu demeure de reconstituer des topos : en d’autres termes, des lieux de convention où l’humain puisse s’envisager, aussi complexe soit-il, où le réel puisse se dire, aussi équivoque soit-il. […] Le citoyen doit accepter le truchement de la figure et du signe pour s’inscrire dans la relation politique. L’accès de l’individu à la communauté problématique qui reqiert sa participation implique le détour par des espaces arbitriares. » Emmanuel Wallon, « Constructions coulissantes », in Mises en scène du monde, Actes du colloque international de Rennes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 302.