i. Lien historique entre le théâtre et la constitution de l’espace public. La parole commune sur l'art, point origine de l'espace public habermassien :

Dans La transformation structurelle de la sphère publique, Jürgen Habermas analyse l’émergence aux dix-septième et dix-huitième siècles d’une sphère publique spécifique, distincte à la fois de l’Etat et de la sphère économique en partant du cas concret des salons littéraires. Il montre comment sphère privée et sphère publique sont deux domaines liés dialectiquement l’un à l’autre, et comment l’apparition de la première a été la condition de l’apparition de la seconde. 886 Dans sa définition de l'espace public bourgeois, Habermas développe deux points, l'universalité de principe, sinon de fait, des participants à l'espace public, et le primat dans cet espace de la logique argumentative 887 au nom de l'intérêt général, contre l'argument d'autorité et les intérêts particuliers. Si l'on suit l'analyse de Habermas, la « société civile », et donc entre autres les structures associatives et l'art, en tant que lieux de parole publique, ne sont pas exclus d’emblée de la sphère politique. Au contraire, ils peuvent contribuer activement aux débats qui se jouent au sein de l’espace public politique démocratique. La question devient donc de savoir si l'on peut étendre le concept de Habermas pour penser le théâtre comme un lieu alternatif de prise de parole politique des citoyens. Luc Boltanski nous y incite, qui rappelle que l'espace public a été pensé spécifiquement au XVIIIe siècle à travers la métaphore du théâtre :

‘« L'espace public a été pensé au XVIIIesiècle à travers la métaphore du théâtre. En témoigne, par exemple, le rôle joué dans la mise en place d'une représentation de l'espace par un journal, paru à Londres en 1710, The Spectator, qui a été le lieu où s'est formée l'idée de l'espace public. L'espace public a été pensé, sur le modèle du théâtre, comme le lieu d'une représentation publique où était dévoilé ce qui, jusque là, était couvert par le secret : le secret des institutions, le secret des tribunaux, le secret de la vie politique, de la cour, etc. L'espace public, c'est d'abord un lieu où on dévoile, où on déballe, devant tous, les secrets des puissants. […] Cette opération de dévoilement est au cœur de ce que l'on peut appeler la "forme-affaire" […] qui est très liée à toute l'histoire de la gauche et qui arrive à maturité […] avec l'affaire Dreyfus, moment de naissance de ce personnage emblématique : "l'intellectuel de gauche" dont Sartre deviendra le paradigme. » 888

Le lien entre théâtre et espace public est donc historique et métaphorique. Il est de plus d’actualité, comme en témoigne l’omniprésence des références à l’espace public pour justifier la dimension toujours déjà politique du théâtre, et ce dans la bouche des artistes comme des directeurs de théâtre et de la critique 889 . Pour ne prendre qu’un exemple, la plaquette de présentation de la saison 2006-2007 du Théâtre 95 de Cergy, spécialisé dans les écritures théâtrales contemporaines fait une large place au concept et à tout le champ sémantique adjacent :

‘« Les écritures contemporaines sont naturellement soucieuses de faire entendre et d’inventer les esthétiques de leur siècle, mais aussi de travailler un rapport contemporain au politique. Car le théâtre, parce qu’il est un lieu de catharsis commune, est d’abord un lieu où se joue, avec le double sens, le "vivre ensemble. "» 890

Mais s’il est certes revendiqué, le lien est-il pour autant actuel ? Peut-on concevoir le théâtre aujourd’hui comme le lieu où s'élabore en acte, par un débat argumenté, une parole commune, selon le modèle idéal de l'Agora ? Pour penser la notion d’espace public, deux espaces-temps doivent être distingués, celui de la répétition et celui de la représentation.

Notes
886.

En effet, la sphère intime se développe avec la transformation de la structure familiale, d’un modèle paternaliste et hiérarchique vers un modèle plus égalitaire, où les individus peuvent s’exprimer davantage : c’est la condition pour que se développent des sentiments de subjectivité, d’intimité, qui vont ensuite jouer un grand rôle dans la constitution de la sphère publique. La famille n’est ainsi pas simplement le monde de la nécessité, comme chez Arendt, mais aussi le lieu de structuration de l’individualité de ses membres. Et les salons littéraires, dont Habermas fait le modèle de la sphère publique, ne vont pouvoir se développer que parce que ces sentiments nouveaux ont émergé, et ils vont à leur tour les renforcer. La sphère privée n’est donc pas chez lui seulement la sphère de la nécessité, la sphère publique ne recoupe pas strictement celle de la politique (puisqu’il inclut les salons littéraires), et enfin sphère privée et sphère publique sont liées entre elles.

887.

Ce qu'il nomme « la rationalité procédurale ».

888.

L'Assemblée théâtrale, Luc Boltanski, op. cit., p. 13.

889.

Outre L’assemblée théâtrale, rappelons un autre ouvrage déjà cité dans notre premier chapitre : Prendre Place, espace public et culture dramatique, Colloque de Cerisy, Textes réunis par Isaac Joseph, Plan Urbain, Éditions Recherches, Cerisy, 1995.

890.

Joël Dragutin, directeur de la scène conventionnée Théâtre 95, Centre des écritures contemporaines, Editorial, in Perspectives 2006-2007, p. 2. On retrouve au fil de la plaquette plusieurs mentions de la notion d’espace public (p. 14), de bien commun (p. 17) ou de voix/voies en commun (p. 29), de collectivité (p. 28), de cité (p. 22), de démocratie (p. 17 deux fois et p. 39), de politique (p. 17, p. 35.)