ii. Le théâtre n’est pas le lieu d’un débat argumenté : L’espace-temps de répétition et l’argument d’autorité.

S’il réunit différentes personnes qui collaborent ensemble, l’espace-temps de la répétition ne paraît pas fonctionner à la manière d’un espace public, du fait d’une dissymétrie, qui réintroduit dans une certaine mesure « l'argument d'autorité », contraire au débat tel que l’a modélisé Habermas. D'abord, l'espace public préalable que constitue la répétition ne fonctionne pas comme tel. Au sein même de l'équipe artistique formée par les acteurs, concepteur lumière, scénographe, et metteur en scène, l'idée de l'élaboration d'une parole commune n'est pas évidente, comme le rappelle le metteur en scène Alain Françon, interrogé sur « l’assemblée théâtrale » :

‘« Il y a une manière de mettre en scène qui n'est que l'exaltation d'une subjectivité, celle du metteur en scène qui dit : « ma vision de la chose est que » ou « ma lecture de la pièce est la suivante… » Il s'agit d'une vision « visionnante », voyante, « fantasmante », intuitive, qui ne fédère un « nous » que par sa seule autorité et ne laisse aucune chance à l'écoute, à la pensée élargie […] le plus souvent, c'est juste un « nous » de circonstance qui s'élabore, lié aussi à la hiérarchie des fonctions. » 891

Un texte théâtral, dit Alain Françon, donne souvent une vision des choses – celle de l'artiste, et la mise en scène d'un texte la lecture, l'interprétation du metteur en scène, au service de laquelle va se mettre ensuite le reste de l'équipe. La figure de l'auteur et du metteur en scène fonctionne donc souvent comme argument d'autorité pour les artistes eux-mêmes, d’où la nécessité d’appréhender non seulement le temps de la représentation mais aussi celui de l'élaboration du spectacle, de la réflexion sur le projet (et éventuellement le texte) à la répétition. Bien que manque dans l'assemblée envisagée alors l'élément que l'on pourrait dire fondateur de l'espace public théâtral – le public – il importe d'envisager cet espace-temps primitif, où s'élabore la parole qui va ensuite être dite devant le public. Si l'on entend le terme « représentation » au sens non plus théâtral mais électoral, le fait que cette parole soit élaborée par un groupe (acteurs, scénographe, dramaturge éventuellement…) et non par un seul individu lui confère le statut sinon d'une parole démocratique, du moins d'une parole plus représentative que la parole autoritaire et autocratique d'un seul. Il nous semble relativement illusoire de prétendre qu'il s'agit d'une parole commune (qui supposerait une identité de pensée préalable entre tous les individus réunis) tout comme il est illusoire de prétendre que cette parole s'élabore en commun. Même si les uns et les autres peuvent émettre un avis, il n'est que consultatif, et sauf dans le cas très précis des compagnies travaillant en collectif, la participation de l'équipe à la construction d'une parole commune est à fortement nuancer, sauf à omettre deux éléments qui nous semblent d'importance, tous deux liés à la hiérarchie des fonctions : D'une part le sentiment d'incompétence de nombreux acteurs à prendre position sur la globalité du projet et du texte, et d'autre part les éventuelles auto-censures inconscientes liées à la volonté d'être d'accord avec un metteur en scène qui en France, et quoique cet aspect des choses soit fortement passé sous silence dans un milieu professionnel relativement allergique à toute forme de hiérarchie explicite, est également l'employeur du reste de l'équipe. En outre, du côté de l’espace-temps de la représentation proprement dite cette fois, la dissymétrie de la relation entre scène et salle remet elle aussi en question le fonctionnement de l’assemblée théâtrale comme un espace public.

Notes
891.

Alain Françon, L'Assemblée théâtrale, op. cit., pp. 76-77.